jeudi 17 décembre 2009

Nous avons écrit (Douleur...)(Libre Belgique »19 décembre 1996 pg 10)


DOULEUR

« La Libre Belgique » du jeudi 19 décembre 1996 page 10

19 août 1996

Peut-on imaginer enchaînement plus horrible, plus sordide, plus révoltant; en un mot, plus inhumain?

La libération, jeudi 15 août, des deux dernières fillettes disparues, Sabine et Laetitia, avait ranimé l'espoir de retrouver vivants les enfants dont on était sans nouvelles depuis plusieurs mois, ou plusieurs années.

La terrible phrase de Dutroux - « je vais vous donner deux filles » - avait certes suscité un intense soulagement, mais aussi la perspective de découvertes moins heureuses, surtout lorsqu'on la rapprochait de certains témoignages de voisins, faisant état des travaux à la grue et à la bétonneuse effectués nuitamment dans différentes habitations du couple pervers.

L'exhumation des corps, sans vie depuis plusieurs mois, de Julie et Mélissa, les déclarations de Dutroux quant à la manière dont les deux fillettes sont mortes, ses aveux et les témoignages à propos des sévices sexuels endurés par les fillettes enlevées, d'autres éléments encore comme la torture infligée aux enfants à qui il faisait croire que leurs parents s'en désintéressaient; tout cela mérite bien un mot souvent galvaudé, horreur.

Il n'y a plus de faits divers, il n'y a plus d'éditions spéciales, il n'y a plus d'articles à écrire. On ferme les yeux, on pense à ces fillettes, et la douleur inracontable enserre le coeur, quand elle ne durcit pas les poings.

Aujourd'hui, leur souffrance est terminée. Celle de leurs parents, elle, débute. L'attente, l'espoir, l'inquiétude, la colère parfois ont alimenté chacune de leurs journées depuis que leur enfant a disparu.

Maintenant, la détresse est sans fin, innommable.

Ce ne sont pas des téléspectateurs, des voisins, ou des concitoyens, qui ont appris, écoeurés, ce dénouement samedi soir. Ce sont des centaines de milliers d'hommes et de femmes, parents eux aussi, parfois simplement dans leur coeur, qui ont partagé la souffrance des Russo et des Lejeune.

Cette sympathie - spontanée, vraie, intense - se manifeste de manières diverses, parce que notre société est plurielle. Certains crient leur colère avec virulence, d'autres ont discrètement renoncé à la fête qu'ils préparaient, d'autres encore se sont recueillis, seul ou dans leur communauté paroissiale.

Depuis samedi, notre pays ressent une de ces émotions imprévisibles qui emportent l'ensemble de la collectivité nationale, comme après une catastrophe - le Cazier, l'Innovation - ou comme après la mort du roi Baudouin.

Peu importe le nombre de victimes ou leur notoriété. Cette fois, « on » a touché à des enfants, on les a enlevés, torturés, abusés, vendus peut-être et puis on les a achevés ou laissés mourir. On a meurtri tous les enfants, on a violé l'enfance, cette part de nous même à laquelle nous tenons le plus parce que nous l'avons désirée, portée, élevée. Cette part de nous-même que nous respectons le plus parce qu'elle est innocente, et qu'elle représente cet idéal que - hélas! – nous ne parvenons pas à atteindre.

Aujourd'hui, seule compte cette douleur de quelques-uns, que veut partager à sa manière l'ensemble de la communauté.

L'heure des questions, des accusations, et surtout des réponses qu'il faudra y apporter, l'heure de la sanction aussi, viendra vite.

Que ce soit pour Dutroux et ses complices, pour ceux qui, éventuellement, auraient profité de son odieux commerce, pour ceux qui l'ont protégé. Que ce soit aussi pour ceux - responsables politiques et judiciaires - qui ont commis des erreurs, voire des fautes, dans l'exercice de la mission qui leur avait été confiée.

Afficher l'heure de la douleur et de la peine, ce n'est pas sous-estimer l'ampleur de l'incompréhension et de la révolte à l'égard de certaines décisions qui ont été prises, ou d'autres qui ne l'ont pas été, à temps en tout cas. Cette incompréhension et cette révolte nous habitent tous, tellement fort qu'elles poussent à les crier plus qu'à les exposer. L'heure de cette mise à plat viendra, comme arrivera aussi celle du deuil pour les parents et les proches des petites martyres. L'une et l'autre seront nécessaires à chacun pour que, avec la détermination et la sérénité d'une société adulte, nous puissions que se reproduise demain ce qui s'est passé hier, et dont la seule évocation nous fait aujourd'hui si mal.

Jean-Paul DUCHATEAU.

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Le chagrin de la Belgique

4 septembre 1996

Les enquêteurs et, avec eux, toute une opinion bouleversée arrivent peut-être au bout de l'interminable cauchemar. Celui dans lequel s'est enfoncé, au fil des jours, ce que l'on n'ose plus appeler « l'affaire » Dutroux tant l'expression, si souvent utilisée en d'autres circonstances, paraît ici dérisoire.

Restées vaines malgré les aveux de l'assassin de Julie et Mélissa, les fouilles avaient laissé percer un espoir, celui de voir d'autres fillettes disparues toujours en vie, ici ou ailleurs. Cet espoir, après tant d'autres, est brutalement déçu.

Du coup, c'est tout un pays qui se retrouve prisonnier d'un drame dont on mesure encore mal le véritable traumatisme qu'il laissera dans sa population. Un drame dont il sera temps, plus tard, de découvrir s'il était évitable mais dont il faudra, sans prétextes ni détours, révéler les causes mais aussi les responsables. Et, bien sûr, les remèdes.

Par-delà, le malheur infini et la douleur indicible de parents dont la peine n'a d'égale que la dignité, les belges sont en train de vivre ce qui apparaîtra sans doute plus tard, bien plus tard mais jamais trop tard, une véritable révolution de société. D'une société à laquelle la cruauté d'un Marc Dutroux interdira de se laver les mains de ses crimes. Une société qui ne pourra pas ne pas se sentir responsable de la tragédie qu'elle vit.

Pour que le sacrifice - parce que,sans doute, en est-ce un - de quelques innocentes ne sombre pas dans l'absurde, cette révolution devra prendre la forme d'une prise de conscience.

Conscience que, si le mal a toujours été présent dans toutes les sociétés de tous les temps, cette présence ne peut servir d'excuse à s'y résigner encore. Conscience que, lorsqu'on atteint le fond - et, sans doute, l'atteint-on cette fois –, on se doit de remonter au risque de périr.

Une société qui engendre un Dutroux - et ce n'est pas chercher à le disculper que de l'armer - a le devoir de chercher les gènes des monstruosités dont celui-ci s'est rendu coupable. Il est sans doute facile, en I'occurence, de parler d'appât du gain, de laxisme dans les moeurs, de perversité ambiante.

Facile et peut être même dangereux.

Il n'en reste pas moins qu'il y a, dans un quotidien qui est tout de même le nôtre, trop de facilités voulues ou acceptées. Trop de laisser aller, de laisser-faire, d'à quoi bon. Plus assez de retenue, ni de discrétion, ni de cette pudeur qui a fait la vraie dignité des hommes. Plus de limite à la perversité de l'argent et à l'argent de la perversité. Et trop, beaucoup trop de cette hypocrisie qui masque le pire et paralyse le meilleur.

De tout cela, le deuil étant passé sinon la douleur, il faudra que la Belgique reparle. Son chagrin est aujourd'hui trop profond pour que demain, il soit ravalé avec ses larmes.

Robert VERDUSSEN.

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Une heure sépare le paradis de l'enfer

« La Libre Belgique » du jeudi 19 décembre 1996 page 11

Jumet, Marcinelle, Sars la Buissière...Reportage sur les lieux des crimes.

A Hasselt, l'attente se prolonge pour les parents d'An et Eefje, qui gardent espoir

30 août 96

Les travaux d'excavation et de fouilles du chalet, du hangar et du terrain de la rue Daubresse, à Jumet, ont été interrompus jeudi vers 16 h 30. Les conditions météorologiques, réellement épouvantables,empêchaient les fouilles de se poursuivre. Il semble que les enquêteurs disposent d'une déclaration de Michèlle Martin, l'épouse de Marc Dutroux, à qui ce dernier aurait dit qu' il avait éliminé An et Eefje .

A Hasselt, les parents Marchal gardent espoir : « C'est a M. Bourlet de chercher la vérité. Nous ne croyons que ce qu'il trouve. »

LES CHEMINS DU MAL

Il y a une heure de route entre le paradis et l'enfer, entre le bonheur indicible des choses simples et l'innommable horreur. Moins d'une heure entre Liège et Charleroi, entre Grâce et Marcinelle, d'une autoroute où passent chaque jour des milliers de véhicules, chacun transportant des hommes, des femmes, des enfants,

avec leurs soucis, leurs espoirs et leurs problèmes quotidiens.

Parfois aussi une camionnette blanche, plus banale que les autres, où deux fillettes luttent contre le somnifère

que vient de leur injecter un effrayant inconnu et qui dans leur semi-inconscience se rendent compte qu'elles viennent d'être arrachées, peut-être pour toujours, au monde heureux de leur enfance.

Était-il utile, quinze jours après la découverte des corps martyrisés de Julie et Mélissa, quatorze mois après leur rapt, à l'heure où les parents tentent de résister à la folie où d'insupportables visions risquent de les entraîner, où d'autres connaissent encore les affres de l'angoisse, où l'enquête continue à fuser dans tous les sens, était-il utile de revisiter les lieux symboliques désormais connus de chacun ?

Fallait-il tenter d'établir une topographie des chemins du mal, de mettre en relation les deux pôles géographiques du drame ? Certes les endroits ne sont pas indifférents, encore qu'ils pourraient être interchangeables, ni la distance qui les sépare, ni le temps, qui est mouvement dans l'espace, changement des lieux, mutation des êtres (brèves minutes de la chute dans l'univers de la cruauté, heures lentes de la mort par la faim, des années pour aimer un enfant, une seconde pour le perdre)...

Utile à coup sûr, ne fût-ce que pour découvrir, comme tant d'autres avant nous, la parfaite banalité des lieux, leur quotidienneté anodine, face au caractère extraordinaire des faits qui s'y sont déroulés. Impensable que des crimes qui resteront sans doute pour la Belgique des plus atroces du siècle, aient eu pour cadre des quartiers que rien ne distingue de ceux que nous traversons tous les jours, à la campagne ou en banlieue industrielle.

Ce fut à vrai dire un pèlerinage irréel dans la réalité la plus ordinaire. L'ancien village de Mons-Crotteux s'étend sur deux collines se faisant face et les rues qui le parcourent sont bordées autant de prairies que d'habitations. Sur chacune de ces collines,de nouveaux lotissements se joignent aux vieux quartiers : Mélissa habitait dans l'un d'eux sur la colline de Crotteux, Julie sur la colline de Mons.

Une seule église, une même école communale où les fillettes se retrouvaient. Un seul patro et un même cours de danse. Elles parcouraient quelques centaines de mètres pour rejoindre le bungalow de l'une ou l'autre, logis si semblables dans leur coquetterie, par le souci de jeunes couples de se donner un cadre agréable et d'y élever des enfants heureux.

Aujourd'hui que le malheur a frappé, les pelouses sont recouvertes de bouquets et les fenêtres de portraits souriants de naguère.

Un mot gentil des parents - soulignera-t’on jamais assez leur dignité, et notamment la remarquable stature intellectuelle et morale de M. Russo ? - demande quelques jours de tranquilité. Les passants déposent des fleurs, s'inclinent et s'éloignent...

A l'église, les gerbes sont restées sur l'autel. Le curé répond à la demande d'un comité de La Louvière qui se propose d'amener dimanche un autocar de septante personnes.«Nous ferons une courte veillée de prières, recommande l'abbé, car c'est ce qui manque le plus à notre société...»

Au pied du parvis, trois dames prennent accord pour la marche silencieuse qui aura lieu dimanche. Elles se rappellent les deux joyeuses petites : « On n'a jamais vu de choses aussi horribles nulle part, il fallait que cela arrive dans notre petit village. »

Au cimetière proche, où les voitures venant du pays tout entier font la file pour se ranger, le fossoyeur fait la même réflexion : « Inimaginable, surtout ici... » C'est sans doute ce que leur diraient aussi bien des gens dans la plupart des régions du pays. Parmi les familles qui se recueillent devant les tombes où la terre fraîche disparaît sous les fleurs figure presque toujours une petite jeune fille. Le fossoyeur creuse une fosse juste à côté : « A l'avance, pour ne pats être pris de court. »

C'est ce rude pelleteur qui a préparé la dernière demeure des corps de Julie et de Mélissa : « J'ai pleuré pendant deux jours sur ma bèche... »

L'école communale affiche le deuil; la cour proprette et le préau coloré sont encore vides pour quelques jours.

Comme elles sembleront légères les obligations quotidiennes au regard de la fin de tout !

SE DISSOCIER

Pas ici ! Aux deux pôles de la tragédie, dans le monde des victimes et dans celui des assassins, c'est comme

si on se refusait à admettre l'existen ce du mal absolu qui vient d'être révélé. Les affichettes, les drapeaux en

berne, les manifestes de vengeance ou de réflexion qu'affichent autant que Mons-Crotteux le joli village sambrien de Sars-la-Buissière et les quartiers carolorégiens de Marcinelle et de Jumet, s'ils expriment la volonté des habitants de voir l'enquête poussée jusqu'au bout (« Plus jamais cela »), marquent aussi le désir de se dissocier des faits immondes et de leurs auteurs. Et plus que la honte d'avoir enfanté et abrité un monstre - le ministre des Affaires étrangères lui-même ne reconnaissait-il pas à Stockholm que le pays tout entier est recouvert par l'ombre de l'infâmie ? -, il faut y voir la négation, le refus d'admettre l'existence de pareilles déviations au coeur de l'homme.

La peur peut-être de regarder en soi-même et d'y découvrir des zones d'ombre, non certes comparables aux abîmes de perversion qui viennent d'être mis au jour, mais des sentiments qui ne jaillissent pas de la meilleure part de nous-mêmes, comme celui, qui, dans un premier temps, nous ferait crier « A mort » avec les Loups.

FOI EN L'HOMME

C'est probablement à proximité du pont de l'autoroute où elles aimaient aller faire signe aux automobilistes que Julie et Mélissa ont été enlevées. Ce pont, qui porte désormais un drapeau noir, a vu repasser la camionnette qui emmenait les fillettes vers l'enfer, livrées à des êtres abjects pour qui un enfant adoré ne vaut pas plus qu'une voiture volée, basculant à jamais dans un univers où elles devenaient de la chair, l'exact opposé du leur, incompréhensible. Cette autoroute est aujourd'hui le moins réel des liens entre les deux mondes : l'intense réseau d'informations, et surtout d'émotions, englobe dans une même réprobation toute la population. Dans une même incompréhension. Même les enquêteurs les plus aguerris n'avaient jamais voulu croire à l'existence d'un prédateur unique, d'une audace effroyable, repérant des enfants dans toute la Belgique, les enlevant et les emmenant dans un de ses repères.

Ce n'est pas qu'une image : c’est vraiment au bout du monde que l'autoroute a transporté Julie et Mélissa.

Cette rue de Marcinelle achoppant sur la sinistre clôture du chemin de fer, surplombée par un viaduc routier aux piliers de briques sales, représente une certaine image de l'enfer.

Laideur, grincements métalliques, vacarme des moteurs : aucune des personnes que nous y avons rencontrées n'a voulu reconnaître qu'elle y habitait. Pourtant, il s'y trouve sûrement une majorité de braves gens, peut-être les plus indignés d'entre nous.

La pluie tombait sans cesse, pénétrante jusqu'aux os, et on ressentait comme un malaise physique dans ce quartier où plusieurs fillettes ont connu un calvaire dégradant, où Julie et Mélissa sont mortes de faim, oubliées dans des geôles étroites. Monde souterrain et obscur, infernal dans tous les sens du mot.

C'est là qu'a été piétinée aussi, comme on l'a écrit, l'illusion enfantine qui vivait en nous, cette part d'innocence perdue mais jamais oubliée, cette foi dans l'homme, dont l'expression ultime est aujourd'hui la colère et la répulsion. D'avoir connu l'ignominie de nos semblables nous rend présente la pensée d'un de nos plus généreux génies, Beethoven, écrivant : « La seule supériorité est celle de la bonté. » Cette réalité est aussi forte que tout ce qui précède.

Jean-Marie BARON.

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