mercredi 4 mars 2009

LA MARCHE BLANCHE -- Débats -- «LE SOIR» 21 octobre 1996 pg 6)


Benoît Scheuer , Sociologue, administrateur délégué de Survey & Action

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 6

Sur les raisons profondes du succès de la « marche blanche ».

Comment expliquez-vous l'ampleur de la marche?

-II faut se rappeler le contexte dans lequel cette formidable émotion/indignation a émergé: une société éclatée, atomisée dans laquelle les mécanismes d'intégration ne fonctionnent plus, qui souffre de la crise et dans laquelle il n'y a plus de vision d'avenir, plus d'espoir. Une société exsangue.

Premier constat: rarement, une manifestation aura rassemblé autant de personnes n'ayant jamais manifesté.

D'où des motivations très diverses. Une première est qu'on a vu s'exprimer une angoisse, une peur existentielle qui a pris la double forme d'une expression populaire et d'une prière.

Une seconde motivation est l'expression d'un engagement dans un combat social, synonyme pour certains d'appel à une nouvelle citoyenneté mais pour d'autres d'un radicalisme non démocratique. Ces motivations ont créé des liens sociaux de natures différentes.

Pour certains, la marche fut un moment de communion, de solidarité, de chaleur. Il fallait être ensemble, partager un deuil.

Un moment qui tranchait avec la grisaille et l'isolement quotidien..... Mais aussi un moment de révolte...

-Oui, presque une jacquerie! On a peu relevé, ces deux derniers mois une certaine dimension sociale : une des dynamiques les plus fortes du mouvement est un conflit quasi féodal entre les dominés et « les puissants qui ont tous les privilèges». Les premiers se disent victimes de l'argent et du pouvoir et ont l'impression que les autres ont tous les droits, y compris de tuer leurs enfants.

La coupe est d'autant plus pleine que la crise est profonde et qu'il faut continuer à se serrer la ceinture. Alors, les pauvres qui ont une morale descendent dans la rue et viennent donner une leçon aux puissants qui n'en ont pas. L'affaire des swaps est venue renforcer le sentiment d'injustice sans parler de l'arrêt de la Cour de cassation. Connerotte était le sauveur et on l'a écarté!

Qu'entendez-vous par une prière dans votre analyse morale?

-Certains ont voulu exprimer une souffrance, un cri désespéré. Ils se disent défenseurs des valeurs essentielles, mus par un grand désir d'ordre et de pureté et tout en s'opposant aux corrompus, ils ont été soulagés par la décision de la Cour de cassation parce qu'elle respectait l'État de droit. Eux sont venus comme parents avec les parents en pèlerinage ou en procession.

Va-t-on vers une nouvelle citoyenneté?

-On a aussi senti, c'est vrai, une volonté de changement. Ici, il y a eu l'expression d'une solidarité fondamentale avec les parents alors que dans la lecture morale, il s'agissait d'une communion.

Un nouvel acteur politique pourrait émerger, légitimé par son authenticité.

C'est, par exemple, Gino Russo. Comme celui-ci, certains se définissent comme citoyens-acteurs face aux errements et au mauvais fonctionnement de la justice et se fixent comme objectif d'approfondir la démocratie. Les liens qu'ils tissent sont orientés vers le changement social. A côté de ceux-là, d'autres sont venus avec l'idée que tout est pourri et qu'il faut faire table rase.

L'actualité avec l'arrestation d'Alain Van der Biest a accentué ce sentiment. Fort heureusement, je n'ai guère vu de marcheurs défiler dans cette optique qui est opposée à la démocratie et ne veut que détruire la société actuelle.

Dans la rue, dimanche, on entendait parler le français, le néerlandais, l'allemand, l'arabe. Et si la «marche blanche» avait recréé un certain sentiment national?

-Cela allait bien au-delà. Il serait plus adéquat de parler de métissage culturel. Il y a eu un dialogue qui dépassa de loin les frontières de l'Europe...

Et demain? Les logiques d'aujourd'hui s'éteindront-elles? Que doivent faire les décideurs de ce

« Signal »?

-La lecture morale que nous avons nommé la prière pourrait soit se replier, se vivre comme un désespoir solitaire, fataliste mais aussi dévier vers un intégrisme avec l'émergence d'un ordre moral strict et le politiquement correct. L'amalgame n'est pas loin entre la sexualité librement vécue et la pédophilie. N'oublions pas comme le dit B.-H. Lévy que la démocratie, c'est l'impureté, c'est la négociation, c'est la tolérance de la diversité. Je ne crois pas que la révolte puisse être dynamisée par les marcheurs d'hier. Par contre, l'engagement pour une nouvelle citoyenneté peut se structurer en groupe de pression positif et constituer des structures intermédiaires pour régénérer le caractère représentatif de la société civile. Parallèlement, le danger radical et non démocratique n'est pas écarté. Je partage l'avis d'Elio di Rupo qui disait que l'affaire Dutroux était révélatrice d'une société dans laquelle l'argent fou peut tout acheter et est l'expression d'un certain fascisme autoritaire.

Mais l'énorme succès de la manifestation, la dignité de son ton, le métissage culturel et la tolérance dont elle a fait preuve montrent que la société civile vit, a des projets et peut se mobiliser. Les décideurs politiques se voient soumettre des demandes sociales; ils devront y répondre par des actes concrets. Ne pas y répondre produirait un sentiment d'abandon et donnerait prise aux extrémistes pour détruire les institutions démocratiques. A nous tous d'inventer l'avenir !

Propos recueillis par CHRISTIAN LAPORTE

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Leoluca Orlando : Maire de Palerme

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 6

Sur le parallèle à esquisser avec le sursaut de l'opinion publique italienne contre les déviances de l'État et de son système.

Vous êtes le premier magistrat d'une ville où la mobilisation de la population, notamment après l'assassinat des juges antimafia, Falcone et Borsellino, a été spectaculaire. Pensez-vous que cette mobilisation, ces manifestations qui ressemblaient beaucoup à celle de Bruxelles, ce week-end, aient pu avoir quelque influence sur la lutte antimafia que l'État italien menait depuis des années, mais sans grande conviction?

-Sans aucun doute. Le poids de l'opinion publique a été décisif dans la lutte contre la mafia parce qu'il ne s'agit pas d'une organisation criminelle «normale» qui agit contre et hors de l'Etat, mais d'une organisation qui, tout en étant «contre», se trouve aussi «dans» l'Etat.

La mobilisation de la population, particulièrement forte après les assassinats des juges, a servi à faire éclater les contradictions à l'intérieur de l'État et à révéler le visage mafieux de certains hommes de l'État.

Il ne faut pas oublier, en outre, que la mafia est un phénomène radicalisé et fort parce que c'est une culture, une mentalité. Un mode de vie, en quelque sorte qui hélas! n'est pas venu du nord mais est bien de chez nous. La prise de conscience de l'opinion publique a été un signe de libération par rapport à nous mêmes et à notre propre histoire.

Une pression. L'autre système de «promotion. C'est-à-dire, l'école, l'Église, l'information. Il est indispensable que ces deux roues se meuvent en même temps.

Combattre la mafia sans cette prise de conscience aurait donc été impossible

-On peut dire que l'antimafia avance sur deux roues. L'une est formée des magistrats, des policiers.... Bref, des divers représentants de l'État et de la répression  le

 

L'opinion publique, qui a porté aux nues le juge Antonio Di Pietro, a-t-elle également eu un rôle important dans l'opération « Mainspropres».

-Absolument. Il n'était pas question de la découverte d'un, de deux ou de dix criminels, mais de celle de tout un système de corruption. D'un système qui, en fin de compte, ressemble beaucoup à celui de la mafia. On y trouve également des éléments culturels, dans ce sens que voler ne semblait pas être un délit mais quelque chose de normal. A un certain moment, les Italiens ont pris conscience de cette fausse normalité.

Le poids de l'opinion publique intervient, d'ailleurs, régulièrement. La semaine dernière, en tore, dans l'affaire Priebke et la décision de la Cour de cassation d'annuler le procès et de tout recommencer de zéro.

 

En serait-on là sans les manifestations de colère qui avaient accueilli, en août, le verdict, pratiquement un acquittement de l'ancien SS?

Là encore, l'opinion publique a joué un rôle de premier plan : l'État avait effacé la mémoire historique, la mémoire d'une terrible souffrance. Les gens, non.

On voit que la société civile intervient au moment où « le mal devient un système d'État.

Mais pourquoi a-t-il fallu attendre tant d'années pour que les gens réagissent, aussi bien à la mafia qu'à la corruption?

 En Italie, on a redécouvert la morale après la chute du mur de Berlin. Avant, l'impunité régnait pour des raisons internationales.

On avait besoin aussi bien des corrompus que des mafieux, pour sauvegarder l'Occident du communisme. On était en guerre, en quelque sorte. Or, on sait bien que, pour la cause, tout est permis.

La chute du mur et la normalisation ont tout changé dans les pays limitrophes entre les deux blocs. En Yougoslavie, cela a donné lieu à une explosion ethnique et, en Italie, à une explosion... éthique.

Et la Belgique, dans tout cela?

-On peut faire une analyse semblable. En Belgique, aussi, on fermait les yeux sur un tas de choses parce que votre pays était le siège d'importantes institutions occidentales: la CEE, l'Otan. C'était un pays stratégique pour l'Europe.

La question morale a été, tout comme en Italie, mise entre parenthèses pendant des années.

Puis, elle a explosé. Avec l'affaire Cools, Agusta, l'Otan, la pédophilie.... Le roi des Belges lui-même a déclaré, et je trouve cela très important, que l'État s'était bel et bien trompé.

Je pense que l'opinion publique peut et même doit intervenir lorsque le mal est à l'intérieur du système, que ce mal s'appelle mafia, corruption ou perversion.

Propos recueillis à Rome par VANDA LUKSIC

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Citoyens-Justice : avenir du dialogue

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 6

Comme sur le dessaisissement du juge Connerotte, il y a, à l'égard de l'expression populaire culminant hier, une espèce d'incompréhension. Pour certains, elle est absolument évidente, nécessaire, tandis que, pour d'autres, elle fait intervenir de façon floue des émotions dans un domaine où le fonctionnement de la justice et de l'État devrait suffire à apporter des garanties suffisantes.

C'est au dialogue durable entre les tenants de ces différentes positions que devraient aller nos efforts au lendemain de la méga manifestation. Et à cet égard, certaines initiatives du Souverain et du ministre de la Justice, entre autres, qui vont dans la bonne direction, ne devraient pas en rester là.

Derrière le mouvement qui porte depuis des semaines, et de façon extraordinaire hier, tant de gens à s'exprimer dans la rue, il y a, avant tout, l'expression de valeurs plus que de revendications précises. Ces valeurs, sous-tendues comme toutes valeurs par des émotions, se sont mobilisées dans le cadre d'un scénario dont le premier acte majeur a été l'enterrement de Julie et Mélissa.

Les discours se sont cristallisés autour de thèmes comme les enfants, les liens d'amour dans la famille, les souffrances et la force de « gens ordinaires », l'espoir de changement. Une majorité de Belges a vécu alors dans l'instant des émotions profondes qui révélaient du même coup par leur témoignage simultané (signes de deuil, fermetures de commerces) une solidarité et une capacité d'action de la société civile à travers tout le pays. Les parents des victimes ont formulé de nets reproches envers la justice (...)

Deux personnages dignes de confiance ont porté une partie des attentes du public. Tous deux avec une image de travail, d'honnêteté, et même parfois de charisme discret qui évoque les meilleurs enquêteurs de séries télévisées (rappelons-nous par exemple une phrase de l'un, le procureur Bourlet, répondant avec un petit sourire à une question de journaliste: « J'ai une tête à démissionner, moi ? ».

Quand l'autre est écarté brutalement de son rôle, une partie de la société civile rentre à nouveau massivement en scène. Elle y a été préparée par une longue suite d'affaires, où elle s'est lassée d'entendre répéter qu'il

«Faut laisser la justice faire son travail ».

Elle a pris conscience aussi d'un état d'esprit partagé par-delà les clivages linguistiques dissolvants contre lesquels la mobilisation agit aussi en contrecoup.

Aux valeurs et sentiments précédemment cités, il vient s'en ajouter d'autres : crainte, indignation, détermination. Avec un clivage plus affirmé encore de l'innocence les enfants, la Marche « blanche », le juge qui a un cœur contre les « mafias », les pressions cachées, les protections d'éventuels pourris.

Dans ce mouvement, ce n'est portant pas « le peuple » qui marche, mais une série de catégories : les étudiants qui rejettent le « système », les habitants de Neufchâteau qui croient en la démocratie et à la justice locales, les ouvriers qui connaissent bien les mouvements collectifs, des sympathisants d' ASBL dont l'objet est la défense des enfants et des familles, des professionnels de l'enfance...

A travers cette union temporaire, la société civile cherche à trouver et à affirmer son rôle dans l'exercice de la justice. Elle tente de suivre ici notamment certains parents admirables qui ont saisi les possibilités qu'offre aujourd'hui une démocratie pour devenir acteur public. En l'occurrence, ces parents ont consciemment transformé ce qui aurait pu rester un terrible fait divers en une action de prévention envers de pareils drames en Belgique.

Cette action est aujourd'hui devenu un événement total, auquel chacun contribue, depuis le Roi (que l'on songe en passant à ce qu'aurait représenté pour le roi Baudouin des événements de ce genre ! ) jusqu'à l'homme de la rue, qui précisément s'y trouve.

Mais sa signification doit continuer à se déchiffrer, à s'élaborer aussi, en confrontant sur le moyen terme les points de vue.

Aucune catégorie sociale, aucun texte de loi ne portent à eux seuls la justesse de vue dans cette histoire, ni par conséquent « la justice ».

EDWIN ZACCAÏ Chargé de cours à l'ULB  (Le titre est de la rédaction.)

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Pour que le signal de ce dimanche soit entendu

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 6

L'apparente impuissance devant l'accroissement du chômage, de la pauvreté, de l'exclusion et la violence urbaine liée à cette situation avait déjà ébranlé la confiance dans ses mandataires politiques d'une partie significative de la population.

Voilà que l'opinion prend tragiquement conscience de l'existence de réseaux criminels, certains capables d'infiltrer un cabinet ministériel et de fomenter l'assassinat d'un ministre d'État; d'autres capables d'enlever des enfants, de commettre sur leur personne des atrocités et de les vendre à des consommateurs d'innocence.

Simultanément, la population, qui espère depuis plus de dix ans la résolution de l'affaire des tueurs du Brabant wallon », depuis cinq ans la découverte des assassins d'André Cools et depuis plus d'un an qu' on rende justice à Julie, Mélissa et aux autres enfants disparus, constate que ces enquêtes ont piétiné des mois, voire des années, à cause d'erreurs d'appréciation, de rivalités et de négligences, de manque de communication et de fautes diverses imputables à des corps de police et des autorités judiciaires qui s'accusent mutuellement.

La dangereuse quête frénétique du « Chevalier blanc »

Des millions de signatures réunies au bas de pétitions, des grèves spontanées, des manifestations quotidiennes devant les palais de Justice d'Anvers, de Bruxelles, Charleroi, Liège et Neufchâteau témoignaient déjà avant le gigantesque cortège blanc d'hier du malaise profond, du doute et de l'indignation qui atteignent désormais de plein fouet le pouvoir judiciaire après le politique.

Ce malaise et ce doute se transforment en suspicion généralisée. Or, la recherche frénétique du « Chevalier blanc », la condamnation collective des institutions, la propagation des rumeurs invérifiées, avec son cortège de dérapages (du lynchage médiatique à l'apologie du pouvoir fort ou de la justice privée) constituent un réel danger pour deux siècles de conquêtes démocratiques.

Dans ce contexte difficile, il est indispensable de réaffirmer la primauté des valeurs humanistes qui impliquent le respect de la personne et en particulier de l'enfant. Sur les ruines d'illusions perdues, les gesticulations sont aussi stériles que l'immobilisme. Le désespoir est aussi funeste que l'indifférence. Sachons relever le défi et tracer de nouvelles perspectives. Sachons trouver la sagesse et le courage...

Comme citoyens, trouver la sagesse de résister à la démagogie et aux récupérations de ceux qui n'hésitent pas à exploiter la légitime émotion populaire pour tenter de déstabiliser la démocratie.

Comme citoyens, exiger de nos responsables politiques le courage de mettre tout en œuvre pour faire aboutir les enquêtes dans les meilleurs délais afin de démasquer tous les auteurs et leurs commanditaires.

Le courage surtout d'adopter les mesures qui s'imposent pour faire aboutir les réformes indispensables à l'administration de la justice et doter durablement les pouvoirs publics, la magistrature et les auxiliaires de la justice des moyens nécessaires à l'accomplissement de leur mission, tant en matière de répression des crimes qu'en matière civile, pour la défense des libertés publiques et des droits légitimes de tous les justiciables.

Formons le voeu que le signal des manifestants, des grévistes et des marcheurs d'hier soit entendu et ne débouche pas sur le découragement et le repli frileux des responsables dans l'attente que l'orage passe.

Ni non plus sur l'adoption précipitée de mesures spectacles. Mais sur un raffermissement des responsabilités à tous niveaux et sur une réflexion en profondeur sur le sens des valeurs.

PHILIPPE GROLLET Président du Centre d'action laïque (Le titre et l'intertitre sont de la rédaction.)

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COURRIER

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 6

Le langage du peuple ? Maladroit parfois, mais direct et sensé.

Les gens simples expriment directement - parfois maladroitement - ce que l'ensemble de la population éprouve.

Les soi-disant intellectuels, le plus souvent se taisent, blasés et sceptiques car ils savent combien sera longue et pénible la remise en question des pouvoirs institués.

Ce qui se passe aujourd'hui est dans la droite ligne d'une crise grave de société qui se dessine depuis bien longtemps. Depuis que les partis gèrent la chose publique comme une chasse gardée qui leur aurait été confiée pour un bail indéterminé et sans condition; depuis que la fonction politique s'exerce non plus comme une fonction de service de la communauté, mais comme un droit acquis par le suffrage et qui serait devenu inaliénable, quel que soit l'usage qui en serait fait; depuis que la magistrature a perdu de vue qu'elle est au service de la Justice, la vraie, et non pas du fonctionnement de l'appareil judiciaire qui tournerait sur lui-même et pour lui-même d'abord.

(...) Le peuple n'a pas tort de réagir, loin s'en faut. C'est peut être la seule chance de salut. Il exprime par son langage clair, direct, même maladroit, que quelque chose est pourri au royaume de Belgique et qu'il faut prendre des mesures de toute urgence.

Il est heureux que l'extrême droite n'ait pas pour l'instant de chef de file capable de canaliser le vaste mouvement de protestation et de révolte. Il risquerait d'entraîner derrière lui des masses considérables.

Les responsables au pouvoir en ont-ils vraiment conscience?

On peut en douter, tant certains se sentent sûrs d'eux-mêmes, de leurs pouvoirs, de leurs couvertures.

L'institution se protège, une main lave l'autre, on n'admet pas qu'il y ait des comptes à rendre... au peuple.

E. Devue (Glons)

 

 

 

 

LA MARCHE BLANCHE («LE SOIR»21 octobre 1996 pg 5)


Les politiques : mais comment ne pas décevoir,

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 5

Lundi de gueule de bois pour les partis. Et de tous les dilemmes pour les états-majors politiques. Comment ne pas décevoir, voilà la seule question.

D'autant que la =société civile et le « corps politique »n'ont pas du tout la même notion de la gestion du temps.

Les manifestants exemplaires d'hier exigent des réponses. La création de l'une ou l'autre commission parlementaire d'enquête ou de vagues réformes structurelles ne constituent pas des réponses adéquates à un mécontentement aussi profond. Ou plutôt à des strates de mécontentements sectoriels ou locaux accumulés depuis deux décennies.

Cette manifestation, ramasse Xavier Mabille (le président du Crisp), c'est l'expression d'une attente et d'exigences. Le gros problème pour le monde politique, c'est d y répondre. Il n’est pas préparé, lui qui depuis quinze ans, gère des moyens budgétaires et institutionnels. Il lui faudra élaborer très rapidement un calendrier précis de décisions.

Par exemple, mettre l'enfant au centre de ses préoccupations. Mais le quadruple effet d'annonce de Jean-Luc Dehaene hier (lire en page 3) suffira-t-il à calmer les attentes?

Dimanche soir, en tout cas, il semblait avoir convaincu les familles des enfants disparus. Ainsi, la maman d'Élisabeth Brichet qui affirmait: M. Dehaene a son franc-parler. Il a pris des engagements. Je sais qu'il va les tenir. L'échéance de fin décembre me semble positive.

 UN PROGRAMME D'URGENCE PAR-DELÀ LES CLIVAGES

Louis Michel, le président du PRL, conçoit une réponse plus importante, plus symbolique. Je souhaite, dit-il, que le Premier ministre invite les responsables des partis démocratiques. Il s'agirait, poursuit le patron de l'opposition, de s'accorder sur une série de grandes réformes â réaliser dans un délai d'un an.

En sortant de la logique majorité contre opposition. Pour une politique d'urgence.

Louis Michel invite à une réflexion globale en vue d'humaniser la société. Pas seulement la Justice, mais aussi, par exemple, la santé: il faut pouvoir corriger les choix qui privilégient les grosses casernes déshumanisées que sont les hôpitaux universitaires. Ce raisonnement vaut, évidemment, pour toutes les grandes fonctions de l'État.

Nous devons également réfléchir, souffle encore Louis Michel, à créer un consensus pour désacraliser l'argent fou, l'argent facile et mener une discussion sérieuse sur les écarts entre les salaires les plus bas et les plus élevés.

Louis Michel, rejoint en cela par Jacky Morael (Écolo), estime que la «marche blanche» n'est pas le point culminant d'une émotion. Ce n'est pas le chant du cygne de l'émoi. Ceux qui croient cela commettent une faute grave envers la démocratie, tonne Michel.

Morael ajoute, au sortir de la marche: Il ne sert à rien « d'attendre que cela passe». Les citoyens sont sortis des rituels classiques de manifestation. C'est un appelle  évident à plus de participation.

Philippe Busquin, le président du PS, traduit cela en une volonté pour une citoyenneté responsable. J'ai participé à la marche. La volonté d'écoute et de dialogue que j'ai perçue me confirme dans la volonté de mieux organiser cela.

FAIRE FI DES PROCÉDURES ET MÉTHODES TRADITIONNELLES

Retour à l'humain ? Charles-Ferdinand Nothomb acquiesce. Nous avons une formidable occasion pour créer une ambiance de changement positif. Le Roi, le Premier ministre et la foule qui s'est mobilisée, disent la même chose. Le président du PSC affirme que le sursaut moral et que le changement profond qui en découlera ne se fera pas seulement par des lois, mais devra toucher le comportement de chacun. Le président des sociaux-chrétiens franco phone invite également le Parlement à faire vite. Il faut oser changer les rythmes parlementaires pour répondre aux attentes. Faire fi, peut-être, des méthodes et procédures traditionnelles pour atteindre les objectifs. Nothomb rappelle encore que depuis la guerre, les trois plus grandes manifestations ont porté des revendications sociales et éthiques. Que ce soit au moment de la guerre scolaire, des grandes marches pacifistes ou ce dimanche, ce sont des choix sociétaux qui ont poussé les gens dans la rue. Pas le communautaire, ni des questions matérielles. Ce qui, pour Nothomb, constitue, donc, un formidable encouragement.

Les responsables politiques francophones semblent donc, et ce n'est pas le moindre paradoxe d'une marche où la prise de parole était réduite à sa plus simple expression, avoir pris la mesure des appels de la rue.

Il reste à voir s'ils seront capables d'y répondre de façon visible et rapide. Sans succomber à la tentation de la récupération politicienne.

S'ils n'arrivent pas à faire la preuve de cette capacité de décision, la marche de dimanche risque de n'être que la répétition « d'autre chose ».

D'infiniment plus grave. D'infiniment plus anti-politique.

OLIVIER ALSTEENS et LUC DELFOSSE

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L’enfance et la justice, après l'école et la paix

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 5

Qui ne se souvient du «Geen raket, non di djû!», le slogan joliment national derrière lequel marchèrent près de 300.000 personnes selon les organisateurs et 120.000 selon la gendarmerie? C'était, le 23 octobre 1983, pour dire l'opposition au déploiement des missiles de croisière en Europe occidentale. Qui a oublié les ravages causés par une tempête d'agriculteurs, quelque 75.000, venus de toute l'Europe, le long des boulevards centraux de Bruxelles, le 23 mars 1971 (un tué) ? La violence des incidents survenus à l'occasion d'une descente des sidérurgistes liégeois et carolos sur la capitale, le 16 mars 1982 ?

Parmi les Belges d'âge mûr, qui n'a en mémoire les cortèges de la question royale,tragiquement ponctués par la mort de trois manifestants à Grâce-Berleur, en juillet 1950 ?

Les manifestations laïques et catholiques de la «guerre scolaire? Les gigantesques défilés ouvriers de l'hiver 1960-1961, contre la «loi unique de Gaston Eyskens, à Bruxelles le 22 décembre (un tué) et à Liège le 6 janvier (un tué, saccages Guillemins) ? Les marches flamandes sur Bruxelles, le 22 octobre 1961 et le 14 octobre 1962? Celles qui, à Louvain, six ans plus tard, jetèrent les «Walen buiten» ?

On peut citer aussi les nombreuses manifestations en rapport avec l'enseignement la plus importante, quantitativement, eut lieu le 18 novembre 1990 et le rassemblement contre le racisme du 22 mars 1992.

On le voit, à égrener ces souvenirs, la marche silencieuse et blanche de ce dimanche fut, avec celle contre les missiles, la plus imposante que le pays ait connue depuis cinq décennies. Mais également une des plus dignes, une des plus pluralistes. Une manifestation destinée à frapper les cœurs et les mémoires, comme le firent précisément les nombreux défilés anti-missiles des années 1981-1983, qui sortirent le pacifisme de sa marginalité.

Car, nous rappelle un observateur averti, témoin professionnel de nombreuses manifestations, celles-ci se différencient nettement selon qu'elles ont pour objectif la défense légitime d'intérêts sociaux ou matériels (l'emploi, le salaire, des subventions...) ou la lutte pour ou contre des idées, des concepts, des personnes (la paix, la dépénalisation de l'avortement, la frontière linguistique, Léopold III...).

Les premières s'analysent aisément en termes sociopolitiques, marquées par des slogans et des personnalités; les secondes ressortissent davantage à la psychologie des foules, tirant leur signification même du grand nombre et de la transversalité qu'il reflète.

Autant l'histoire garde peu de traces des premières, si ce n'est lorsqu'elles s'assortissent de bilans sanglants, autant les secondes pèsent sur le cours des choses: Léopold III dut abdiquer, un pacte scolaire fut signé, les francophones durent quitter Louvain, les gouvernements occidentaux durent prendre en compte l'émotion des populations avant de nuancer le déploiement de fusées à charge nucléaire... Alors que la loi unique fut votée à la Chambre le 13 janvier 1961, sept jours après l'émeute la plus violente!

L'extraordinaire «marche pour les enfants d'hier marquera par son pluralisme. Comme si les manifestants silencieux avaient crié «Gerecht, non di djû ! »

 J.-P. C.

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La marche forcée des partis

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 5

Sous peine de s'auto-carboniser, les élites politiques vont devoir à leur tour entamer une marche forcée.

Révolution? Tout de suite, et de deux ordres!

1) De moeurs d'abord. Derrière la «crise de la justice», se profile évidemment la crise de la particratie, de ses nominations, de ses blocages, de ses scléroses.

Aujourd'hui, les partis sont des organisations basées sur le système fermé de la cooptation. Et nombre de barons campent sur leurs parcelles de pouvoir comme naguère ces maréchaux couverts de givre devant un défilé d'Octobre. Les partis vont précisément devoir se désenrégimenter.

2) Révolution de verbe, ensuite. Les partis vont devoir apprendre à communiquer autrement qu'en termes de cote de popularité et de marketing (qui est l'appellation contemporaine et creuse de la propagande).

Parler ? Oui: parler et expliquer sans jamais se fatiguer. Car enfin: à quoi sert un parti ?

A traduire et à transporter» le mouvement des opinions puis à les transformer en programme politique.

Or les partis jouent insuffisamment ce rôle. Ils leur faut donc travailler, avec une modestie sans borne, pour retrouver ce que les Anglo-Saxons appellent le « linkage », c'est-à-dire le lien, ou, mieux encore, le chaînon avec les citoyens.

Le voila, le défi démocratique exprimé ce dimanche. Et, pour fonder la démocratie, il faut tout simplement la faire aimer. Carine Russo a dit cette revendication vitale, primordiale, d'une façon extraordinairement juste ce week-end. «Nous, on tend vers plus de démocratie. Cela passe par un réveil des citoyens et une vigilance.

Nous avons le droit de vote. Il faut faire très attention de ne pas être un client. Il faut réfléchir à quoi on s'engage.

Tout le monde doit se réveiller. C'est de cela que dépendra notre avenir, et celui de nos enfants.» Tout, absolument tout est dit.

Et entendu ? Espérons-le. Sinon, gare cette fois au raz de marée populiste qui, comme le note Jacques Julliard, est ce châtiment que la démocratie inflige aux élites pour les punir de leur orgueil. Et de leur égoïsme.

LUC DELFOSSE

 

 

 

 

 

 

 

LA MARCHE BLANCHE («LE SOIR» 21 octobre 1996 pg4)


Les collègues de Gino : pour nos enfants et leur droit à un avenir

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 4

Depuis l'enlèvement de sa fille, Gino Russo a abandonné son poste au laminoir de l'usine Ferblatil pour mener son combat. Depuis quatorze mois, ses collègues abandonnent un jour de récupération qu'ils transforment en virements, pour régler les factures des familles Russo et Lejeune et aider leur ASBL, « Julie et Métissa».

Gare des Guillemins, ouvriers et employés de Ferblatil, une écharpe blanche nouée dans le col de la veste, se ruent dans les trains spéciaux. La solidarité a un sens. Quoi qu'il arrive à Gino, nous sommes derrière lui.

Lui, il est si déterminé qu'il rend confiance aux autres. Pour les métallos, ce n'est pas un hasard si leur camarade est devenu le héros d'un combat gigantesque.

Gino nous a dit: «Je n'avais qu'une seule crainte, c'est qu'on retrouve mortes les petites filles. Aujourd'hui, je n'ai plus peur». Comme homme de gauche, comme militant syndical, il sait faire front contre tous les pouvoirs, canaliser le mouvement et lui donner un sens.

Ce n'est pas une grande gueule.

Mais lucide, il ne se laisse jamais raconter des bobards. Son point fort, c'est l'ironie. Franco et Mario ajoutent : Typiquement latin, ça...

L'entreprise a débrayé le jour du dessaisissement du juge Connerotte. Le lendemain, les métallos ont manifesté devant le palais de Justice de Liège. Et devant la Générale. Pourquoi ? Dutroux, ce n'est pas seulement un pervers assassin. C'est une affaire d'appât du gain. Du même système pourri résulte, en

Thaïlande et aux Philippines, la traite des enfants de familles misérables.

Ce dimanche, avec leurs épouses et leurs enfants, les membres du personnel marchent pour respecter la volonté des parents Russo et Lejeune. Et aussi pour porter en avant la revendication de toute la société, pour forcer les responsables politiques à lancer des réformes pour plus de clarté, plus de démocratie, plus de justice.  Attention, insistent-ils: On ne dira jamais: tous pourris. Évitons surtout que des dérives fascistes dénaturent le mouvement.

 

Qu'attendent-ils du monde politique ? Comme Gino, on est habitué à exiger des résultats concrets lorsqu'on négocie avec un employeur.

Leur premier «cahier de revendications:  davantage de moyens pour que les agents de quartier puissent faire de la prévention    et non renforcer la gendarmerie pour charger et ficher les ouvriers et les étudiants.

Intervenir plus vite contre la maltraitance, mieux former les enseignants à l'écoute des enfants.

Au-delà, ils exigent des réformes bien plus ambitieuses: Il faut permettre l'accès de la classe ouvrière à la justice. Certes, celle-ci doit garder une certaine distance par rapport à la rue. Mais les lois doivent refléter un sentiment de justice, non populiste, mais populaire. Qu'on ne coupe plus la société entre les gens «qui savent et les autres. Qu'on reconnaisse enfin que les citoyens sont adultes.

Mise en garde: Lundi, les hommes politiques doivent nous dire ce qu'ils comptent faire.

Christian et Franco insistent: Comme délégués syndicaux, nous ne pouvons laisser les gens aller à l'aventure. La même responsabilité incombe au monde politique. Et s'ils sont déçus? Les collègues de Gino Russo ne comptent pas se démobiliser. Si le gouvernement ne propose que des réformes à long terme, nous viendrons avec un plan d'actions à court terme. Nous continuerons à interpeller le monde politique, là où pouvons agir: dans nos entreprises, dans nos quartiers.

 

Les métallos de Ferblatil qualifient la marche blanche de « réveil des consciences». Treize ans de crise, de sentiment d'impuissance ont anesthésié toute action. Dans une société qui crée l'individualisme, on a atomisé le corps social. Quand les jeunes bougeaient, personne ne les suivait. Aujourd'hui, c'est le catalyseur. On se réveille pour exiger plus de justice, pour s'attaquer aux problèmes de société. Demain, on va se réveiller pour l'emploi.

Les métallos de Ferblatil moyenne d'âge: 43 ans ont tous un grand enfant, sinon deux, au chômage, qui s'ennuie à la maison, sans parvenir même pas à s'imaginer un avenir. Mardi, l'entreprise sera en grève pour refuser la disparition programmée de 2.000 emplois chez Cockeril-Sambre, exiger le passage à 35 heures en 1997, 32 heures en 2000 pour mieux répartir le travail disponible.

Franco s'emporte: J'en ai marre du discours de Cockerill-Sambre. C'est exactement le même que celui de Jean-Luc Dehaene.

On nous dit: on investit aujourd'hui pour faire du profit demain et donner un emploi à vos fils.

Où sont-ils ces emplois promis? Combien de temps va-t-on attendre ces marges de manœuvre qu'on nous fait miroiter?

Un autre poursuit le parallèle: La direction, qui s'étonne de cette grève, n'a pas entendu les signaux de la base. Le gouvernement non plus n'a pas entendu le bouillonnement qui couvait, avant la manifestation.

Les ministres restent au balcon.

C'est à «leur» parti que s'adressent les plus virulentes critiques. La base du PS en a marre du « socialisme du possible ». Elle est étouffée par l'appareil. Nous, on veut casser cette logique de récupération. Un mandat politique devrait être comme un mandat syndical: désintéressé, et branché sur la base.

BÉNÉDICTE VAES

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Ceux qui n'ont pas pu ou voulu y aller

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 4

Ils étaient plusieurs dizaines de milliers à avoir fait le déplacement jusqu'à Bruxelles. Ils étaient aussi des millions à être restés chez eux. Pour tous, cependant, ce dimanche restera historique, inoubliable.

Et avant même que le défilé ne s'achève, un étrange sentiment de sacré, d'intouchable, semblait l'avoir enrobé.

Ils étaient nombreux à ne pas y avoir pris part, mais ils étaient au contraire bien peu à « oser » expliquer leur absence. Nous avons eu du mal à trouver des témoins qui avaient l'audace de dire qu'ils ne désiraient pas marcher: la plupart se cachaient derrière des alibis d'horaire, de fatigue, d'impossibilité matérielle.

Il y a d'abord Eric, de Grez Doiceau. Il n'était pas dans la rue, mais sa fille et lui ont tout suivi à la télévision. Il ne voulait pas y aller, mais finalement...

Ma fille de huit ans avait insisté pour y aller. Mais sa maman travaille, et je suis rentré tard hier soir. Ce n'est pas un refus, mais plutôt un problème de disponibilité, un problème technique. J'ai participé aux manifestations pacifistes des années 80, je sais comment ça fonctionne. Souvent, on reste des heures sans bouger, et il est 6 heures lorsqu'on commence enfin à avancer.

Mais Eric et sa fille suivent tout à la radio et à la télévision. Je l'ai dit à ma fille: ici, on entend les discours mieux que quiconque. Mais lorsque j'ai entendu le discours de la maman d'Élisabeth Brichet, lorsqu'elle a dit que la foi peut soulever des montagnes, c'était très émouvant. Peut-être que, vers 17heures, ma fille et moi, on prendra la voiture...

Eddy, de Molenbeek, avait décidé de ne pas marcher et il s'y est tenu. Je n'étais pas contre l'objectif fondamental de la manifestation, au contraire: c'est plutôt positif de mobiliser dans ce but. Mais il y a eu une évolution, ça va maintenant dans tous les sens, et je n y retrouve pas mes marques.

Moi, je ne vois plus très bien pourquoi on marche, poursuit il, et les gens n y vont sans doute pas tous pour les mêmes raisons. Je suis persuadé que la plupart sont mus par des raisons sincères, parce qu'ils sont dégoûtés, et on peut les comprendre: c'est la canalisation d'un ras-le-bol général. Mais, précisément, j'ai peur du poujadisme.

Eddy, cependant, est un habitué des manifestations. Oui, mais celles pour lesquelles je sais exactement à quel titre je participe. Ici, je crains que l'objectif central, qui était de demander justice pour nos enfants, soit détourné. Ce qui m'a heurté, par exemple, ce sont les réactions violentes après l'arrêt de la Cour de cassation. J'ai même eu l'impression que certains reprochaient au ministre de la Justice de ne pas avoir cassé l'arrêt de la Cour.  Et ça, ça heurte mon idée de la démocratie, conclut-il.

J.-C. V. et 0. V. V.

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« Pour que cela n’arrive plus »

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 4

Elle est toute seule, un peu perdue, tout émue, au milieu de la place De Brouckere. Tout de blanc vêtue, un bouquet de fleurs serrées sur la poitrine, elle attend l'arrivée des familles, mais la vague blanche va bientôt l'emporter...

Je suis là pour  tous les enfants qui sont victimes de nous, les grands. Pour leurs parents aussi qui vivent quelque chose d'ignoble et d'inimaginable.

Il faut que la justice soit meilleure. Je suis triste du dessaisissement du juge Connerotte, mais j'espère que le nouveau sera aussi courageux.

On ne peut plus se laisser faire. Il faut combattre pour que ça n'arrive plus jamais; il faut se défendre contre l'injustice.

Je suis très contente du Roi; il a fait un beau geste, il a dit ce qu'il fallait.

Georgette a 75 ans. Pensionnée, elle était venue de Diestel (Hasselt), hier, à la «marche blanche.

AI. G.

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Quand le malheur tombe en poussière »

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 4

Comme tant d'autres, dans la foule, il est en blanc, lui aussi. Mais en djellabas. Il a l'allure du sage, la prestance des anciens...

Pourquoi j'y participe? Mais pour les mêmes raisons que toute la communauté belge! Comme eux, avec eux, parmi eux.

Ce malheur s'est abattu sur tout le monde; il est tombé comme en poussière sur toute la population. Quand une telle chose arrive, il faut se battre. D'abord en étant vigilant. De sa propre porte jusqu'à celle du Roi.

Je ne connais pas la justice; je crois que le système social marche correctement...mais les hommes? Alors c'est d'abord dans nos maisons, dans nos quartiers, que nous pourrons faire changer les choses.

Que chacun essaye de faire le bien chez lui, autour de lui, et c'est comme ça que l'on arrivera à faire en sorte que le monde devienne plus humain.

Ali a 56 ans. Il est arrivé en Belgique en 1964, venant de l'Atlas marocain.

AI.G.

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« Aider les politiques à être plus humains »

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 4

Il porte sa fille sur ses épaules, mais ce n'est manifestement pas un fardeau. D'un pas calme, il arpente le boulevard, sourire aux lèvres...

Nous sommes d'abord là pour témoigner notre compassion à ces familles. Mais nous sommés aussi «interpellés ». Par des dysfonctionnements dans l'enquête ou dans le pouvoir politique.

Ce qui s'est passé à la chambre, autour de la création d'une commission parlementaire d'enquête et de son président m'a semblé particulièrement déplacé par rapport au respect que l'on devrait aux victimes.

Mais ce n'est pas un discours antipolitique. En fait, c'est a nous de mettre les politiques sous pression, de ne pas leur laisser faire n'importe quoi en fonctionnant « sur eux même ». A nous d'aider les institutions à devenir plus humaines.

Philippe a 37 ans. Il est venu de Ciney en famille.

AI. G.

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Tongres - Bruxelles, en famille

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 4

Il est venu en famille. Au sens très large du terme puisqu'ils sont six à tenter de se diriger vers la place de l'Yser alors qu'il est a peine 13 heures.

On vient pour les enfants. Pour les leurs, pour les nôtres. Chacun d'entre nous doit jouer un rôle actif. Faire rayonner notre solidarité dans son environnement. Ici, nous pouvons éventuellement calmer les turbulents.

Le dessaisissement de Connerotte ? Il secoue la tête. Non, s'il y a des manifestations contre la Justice, nous irons. Mais ce n'est pas le propos ici.

Quand a t’il décidé de venir ? Depuis le début, depuis l'appel des parents.

Jean est employé dans le secteur du tourisme. Il est venu de Tongres avec sa femme qui est enseignante et leur bébé. Ils ont rejoint des membres de leur famille, d'autres employés, une infirmière, qui habitent Bruxelles.

M.Vdm

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Mohammed : étudiant

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 4

Avec ses copains, il a les bras pleins de ballons blancs. Une dame lui en demande un « pour sa petite fille ». Comme s'il était un vendeur. Généreusement, le petit groupe lui passe tous les ballons.

Je suis venu parce que je suis scandalisé par tout ce qui s'est passé. Aussi bien par l'horreur de l'affaire Dutroux que par le dessaisissement du juge Connerotte. Je n'ai pas compris, je suis vraiment en colère.

Pour moi, la justice n'a rien fait. 11 y a des gens haut placés dans la Justice, qui protègent des Dutroux. Et je ne suis pas sûr qu'on y touchera. Dutroux, ce n'est que la partie la plus visible de cette affaire.

Je suis les événements depuis le début. Tous les jours, j'écoute la radio, je lis ce qui se passe. Quand on a parlé de la marche blanche, je n'ai pas hésité une seconde : je voulais en être.

Mohammed est étudiant à Anderlecht.

M.Vdm

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Geert : On a peur

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 4

Il est encombré d'un landau et se tient un peu à l'écart de la foule. Comme s'il hésitait a s'y engouffrer. Tout de blanc vêtu, il s'est grimé le visage et tente d'écouter ce qui se dit sur le podium.

Je suis ici pour l'avenir de ma petite fille qui n'a que 18 mois.

C'est vrai, l'affaire Dutroux fait peur. Elle nous montre un visage effrayant de notre société. Mais ce que je crains le plus, c'est que tout cela soit étouffé. Va-t-on s'en prendre à tous ceux qui étaient clients du réseau? Les réseaux pédophiles ne peuvent fonctionner que parce qu'il y a des clients qui achètent très chères ces cassettes. Ces gens-là ont de l'argent. La Justice est elle capable de s'en prendre à eux aussi?

Je suis venu parce que je crois qu'il est déterminant que nous nous manifestions, en tant que personnes.

Geert vient de Hasselt. II est éducateur dans un home pour handicapés.

M.Vdm

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA MARCHE BLANCHE( «LE SOIR»21 octobre 1996 pg3)


Jean-Luc Dehaene prend quatre engagements

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 3

Quinze heures et des poussières. Jean-Luc Dehaene débarque au Lambermont et s'engouffre dans sa résidence en longeant, pressé, le cordon rouge derrière lequel Moniek Delvou, sa porte-parole, a parqué une presse nombreuse nationale, bien sûr, mais aussi française ou espagnole.

Les organisateurs de la « marcheblanche » seront reçus par le premier ministre, ici, dans une petite demi-heure.

Avec des attentions et des patiences d'institutrice, Moniek Delvou précise aux journalistes que son patron attend une délégation de - très précisément vingt-trois personnes, qu'une séance de « handshake » (sic) aura lieu dans la petit cour devant la résidence du Premier, que les journalistes ne seront pas admis à l'entretien, mais qu'un point presse sera organisé à l'issue de la réunion.

Un point presse au cours du quel, précise Moniek Delvou, «il y a aura des possibilités de déclarations ». Du Premier ministre, dit-elle, des familles. .. ou même peut-être des deux. Il est 15 h 45. Soudaine effervescence devant la résidence du Premier. Un minibus transportant la délégation vient d'arriver. C'est la confusion. Delvou et les parents parlementent de longues minutes: on avait dit 23, mais les visiteurs sont bien plus nombreux.

En fait, on attendait, accompagnées de leurs enfants, les familles Lejeune, Russo, Marchal et Benaïssa, de même que Marie-Noëlle Bouzet, la mère d'Elizabeth Brichet. Mais la famille Lambrecks est du nombre, ainsi que Nathalie Delhez et Sabine Dardenne.

Moniek Delvou consent à enfler la délégation: c'est dit, ils seront donc 31 en tout.

Dehaene les reçoit dans la courelie. Bienvenue !, lance-t-il, sonore, rayonnant. II serre la main de Nathalie et de Sabine, chargées de fleurs, et que le protocole a placées en tête du mini cortège.

Paternel, le « Premier » embrasse le frère de Julie Lejeune qui lui tendait le front. Le climat sera bon.

DEUX HEURES D'ENTRETIEN

La délégation disparaît à l'intérieur. La grosse difficulté, avait encore précisé Delvou, ce sera de savoir si l'entretien durera une demi-heure, trois quarts d'heures ou une heure... II durera deux heures.

Vers 17 h 45, Denis Lejeune et Nabela Benaissa apparaissent sur le pas de la porte. Les micros se ruent. La presse se bouscule. On n'entend que des bribes. « ... promis d'accélérer les choses ». Nabela Benaissa:

... obtenu du concret». Jean Denis Lejeune: « ll» nous a dit que le monde ne s'était pas fait en un jour, on en est conscient, mais... Puis, cette sentence: C'est la première fois qu'on a une aussi bonne réunion, décrète le papa de Julie. Pour une fois, on a du concret!

REMANIER LA CONSTITUTION

Une fois les parents partis, le premier ministre fera le point.

J'ai d'abord félicité les parents pour la façon digne et sereine avec laquelle s'est déroulée cette manifestation, lance-t-il, avant d'indiquer qu'il a « pris un quadruple engagement».

1. L'enquête ira jusqu'au bout.

II faut être clair là-dessus, déclare Dehaene. Même s'il est vrai que ça, c'est la responsabilité de la justice. Ce n'est pas le politique qui fera l'enquête; notre responsabilité sera de donner les moyens nécessaires à la justice.

2. L'enquête sur l'enquête ira jusqu'au bout.

Et là où des fautes auront été commises, des sanctions seront prises, promet le «Premier».

Au cours de l'entretien, il a laissé entendre que les parents seront, d'une façon ou d'une autre,associés à la commission que le Parlement vient de former pour relever les dysfonctionnements qui ont miné les enquêtes sur la disparition des enfants.

3. Rappelant que deux projets de loi viennent d'être déposés

(Pour créer un fonds d'aide aux victimes et pour former un collège des procureurs), le Premier ministre ajoute que le Conseil des ministres de vendredi prochain planchera sur la révision de l'article 151 de la Constitution, afin de mettre fin à la politisation des promotions dans la magistrature (à l'instar de ce qui vient d'être décidé pour le recrutement des magistrats).

Parenthèse : on notera à cet égard que deux projets de texte «concurrents» existent déjà, l'un rédigé par le cabinet Dehaene, l'autre par le vice-Premier socialiste Elio Di Rupo.

4. D'ici au début de décembre, au plus tard, un «Conseil des ministres spécial » se réunira

(Et plus d'une journée s'il le faut a, indique Dehaene...) pour étudier d'autres réformes. Notamment pour renforcer le droit des victimes. Le premier n'en a pas dit davantage. Mais, selon les parents présents à la réunion, il s'agira d'améliorer le projet de loi Franchimont et d'accorder, aux parents désireux d'accéder au dossier, un droit de recours si le juge d'instruction s'y oppose (le projet de loi Franchimont ne prévoit pas ce recours).

Ce «Conseil des ministres spécial» étudiera aussi la possibilité de créer un centre de recherche des enfants disparus, bâti à l'image de l'exemple américain (voir ci-dessous). Au cours de l'entretien, il a été précisé que ce centre, à échelle européenne, serait «indépendant» de la police et de la magistrature.

Avant de s'éclipser, Dehaene s'est dit satisfait de cet entretien. Mais il faut éviter les malentendus, dira-t-il, en soulignant que la plupart des engagements faisaient déjà l'objet de réflexions au sein du gouvernement

"Aujourd'hui, nous n'inventons rien... », dit-il, mais que les événements de l'été ont accéléré le mouvement. Avec la pression,on ira plus vite... Pour lui, la marche de dimanche était, à la fois, un « aboutissement» et un «point de départ».

Maintenant, il faut se mobiliser pour faire aboutir les réformes. Parents et « Premier» sont convenus de se revoir avant la fin de l'année pour faire le point.

RENCONTRE CHALEUREUSE

Avant de quitter la résidence du premier ministre, les parents avaient donné leur version de l'entretien.

Marie-Noëlle Bouzet a parlé d'une « rencontre chaleureuse». Parce qu'on a pu dire tout ce que nous voulions et comme nous le voulions. M. Dehaene a un franc-parler. Il nous a fait des promesses. Ce ne sont pas encore des actes. Mais je crois qu'il tiendra ses promesses.

Il s'est manifestement dit beaucoup de choses, pendant ces deux heures d'entretien, dans le huis clos du Lambermont. On lui a aussi posé quelques questions gênantes, confiait Gino Russo.

De quel genre? Est-ce vrai qu'il a conseillé au Roi de ne pas rentrer en Belgique, pendant le mois d'août ? ..

Réponse ? C'est un secret... Les enfants, eux aussi, ont interrogé le premier. Pour notamment lui demander «Pourquoi il n'avait pas réagi plus tôt ». Réponse ? Selon Marie-Noëlle Bouzet, Dehaene a reconnu un «manque de prise de conscience du phénomène de la pédophilie».

Une confrère française interpelle Gino Russo. C'est parce que vous étiez 300.000 en rue que vous êtes écoutés? R é p o n s e: Non. Pour ça, il a fallu quatre cadavres...

Gino Russo, résolu à faire profiter la commission parlementaire de l'expérience des parents, ajoute que ceux-ci comptent, avant toute chose, vérifier que les membres de cette commission n'avaient pas des «accointances avec M. Nihoul ».

PIERRE BOUILLON

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Manifestation à Maastricht

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 3

 Quelque 150 Néerlandais ont manifesté dimanche après-midi dans le centre de Maastricht (Pays-Bas) en signe de solidarité avec la «marche blanche» de Bruxelles. La manifestation était organisée par des écoliers de classes secondaires de la région et avait pour objet de demander à la Belgique de rendre son système judiciaire plus crédible qu'il ne l'est. Les manifestants, essentiellement des parents accompagnés de leurs enfants, se sont rendus au consulat de Belgique où ils ont déposé une pétition en ce sens adressée au gouvernement belge.

Par cette pétition, les manifestants ont également demandé au parlement européen de prendre position «contre le tort qui est fait aux enfants». Jeudi, quelque 600 salariés du constructeur néerlandais de voitures

Nedcar, dont une énorme majorité de Belges, avaient observé un arrêt de travail pour protester contre le dessaisissement du juge Connerotte.

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Arrêt de travail à la Sabena et à la foire de Liège

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 3

Alors que les premiers participants à la «Marche blanche» commençaient à affluer vers Bruxelles dimanche matin, le personnel de la Sabena a annoncé un arrêt de travail symbolique de 5 minutes entre 10 h 30 et 10 h 35 dans les services de la compagnie aérienne belge à Bruxelles, et un autre de 5 minutes également, à 15 h 30. Un communiqué diffusé dimanche matin précise que ces arrêts de travail constituent une initiative des membres du personnel et des organisations syndicales avec l'accord de la direction.

Par ailleurs, à Liège, la foire d'octobre a éteint dimanche soir ses lumières et s'est arrêtée un moment, en solidarité avec la «marche».

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Les Pays-Bas jugent la Belgique...

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 3

II y a en Belgique les signes d'une «grave crise nationale», estime le vice-Premier ministre et ministre des affaires étrangères néerlandais Hans Van Mierlo. Les citoyens se demandent «ce qui reste de leurs aspirations à la justice», a-t-il ajouté, dimanche, au cours d’une émission de télévision. Selon le ministre, des manifestations de masse, comme celle qui se déroulait dimanche à Bruxelles pour exprimer le mécontentement général, peuvent cependant constituer un remède salutaire, en ayant un « effet psychiatrique». Sur un plan plus général, le chef de la diplomatie néerlandaise a déclaré que la commotion provoquée dans l'opinion publique par l'affaire Dutroux démontrait combien il fallait batailler pour maintenir un état de droit.

... et l'intervention du Roi

Enfin, faisant allusion à l'inter vention du roi Albert Il dans le débat sur le fonctionnement de la justice, M. Van Mierlo a remarqué que la Reine Béatrix des Pays-Bas ne pourrait se permettre de critiquer de cette façon les autorités du pays. Cela conduirait à un grave problème constitutionnel, a constaté le ministre,

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Deux débats identiques

« LE SOIR » du lundi 21 octobre 1996 page 3

Pourquoi cette «première» de la RTBF qui a diffusé le même débat sur la marche blanche à la radio (Samedi Première) et à la télévision (Mise au Point) ?

Parce que les familles des petites victimes ont émis des objections à être interrogées par des membres du Journal télévisé et préféraient la présence sur le plateau de journalistes liégeois, dont José Dessart.

 

 

 

 

 

 

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