jeudi 23 avril 2009

Miroir , mon beau miroir ( « Le Vif l’express » 25 octobre 1996 pg 22 et 23)


Miroir , mon beau miroir

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 22 et 23

SOCIAL Jamais le drame du chômage n'a mobilisé 300 000 personnes. La mémoire des petites victimes de pédophiles, oui. Parce que les travailleurs sont aussi des parents... et qu'un profond malaise social traverse la société belge

>Michel Gassée

Les radios installées le long des chaînes de montage de Volkswagen, à Forest, crachotent la nouvelle du dessaisissement du juge Connerotte. L'information se répand comme une traînée de poudre. L'agitation gronde. Des ouvriers sortent de l'usine. Les chaînes s'arrêtent. Une fin d'après-midi décidément très spéciale pour un lundi... Le lendemain, les ouvriers de Volkswagen, vêtus de salopettes bleues et blanches, désertent l'entreprise pour gagner le Palais de justice. Un peu partout dans le pays, des travailleurs débrayent spontanément. Comme chez VW. Des postiers, des métallos, des employés, des pompiers, pour ne citer qu'eux. L'extrême sensibilité sociale d'un monde du travail laminé par la crise s'exprime dans la spontanéité. Enfin ? Certains le pensent. Il a fallu pour cela que se développe et se médiatise un tragique phénomène de société - qu'on n'ose qualifier ici de « fait divers ».

Qu'un tel drame humain serve de catalyseur à un important mouvement social peut sembler étrange. En fin de compte, l'histoire judiciaire de notre pays recèle quantité d'histoires atroces, et aucune n'a provoqué un mouvement d'une telle ampleur. Ici, des milliers de travailleurs se sont mobilisés à la suite d'un arrêt de la Cour de cassation. Des centaines de milliers de personnes ont envahi le centre de Bruxelles avec des panaches blancs. Or jamais une manifestation n'a réuni autant de monde pour dénoncer l'intolérable chômage de masse qui inflige un mal-être et des souffrances quotidiennes à plus d'un million de Belges. Paradoxe ?

En apparence seulement, estime François Martou, président du Mouvement ouvrier chrétien (MOC). Si le drame du chômage n'a pas provoqué de réactions aussi spectaculaires, c'est parce que beaucoup de manifestations se sont produites dans les entreprises elles-mêmes. Depuis des années.

Et puis, la persistance de la crise économique a rendu « naturelle » l'existence de ce chômage. Pas la mort atroce de ces enfants. Là, on touche au tabou, au sacré. »

Sans oublier que, cette fois, « les parents ont lutté pour se faire entendre. Ils sont devenus des porte-parole pour des gens convaincus qu'on ne les écoute pas. Leur tragédie est devenue celle de toute une société, d'autant que leur propre statut social permet à beaucoup de gens de s'identifier à eux ».

Le règne de l'argent fou

Il n'y a pas que cela. Le contexte socio-économique global de la Belgique explique également l'explosion de mécontentement enregistrée depuis plusieurs semaines. Interrogé par La Libre Belgique, Louis Smal, secrétaire principal liégeois de la Centrale chrétienne des métallurgistes, rappelait ainsi que « le monde du travail est muselé. Alors, dans l'entreprise, on parle des problèmes de société : l'école, les affaires, le fonctionnement de la justice et des forces de police ». Sans doute faut-il également suivre l'analyse d'Elio Di

Rupo, vice-Premier ministre socialiste du gouvernement Dehaene, pour qui Dutroux est le visage de l'ultralibéralisme, de la société capitaliste, de l'argent fou qui permet de tout acheter, en ce compris des êtres humains ».

Concrètement, cela signifie que l'insécurité de l'emploi et la précarité du statut social déstructurent la société. Que le travailleur devient trop souvent un coût, et non une valeur ajoutée. Que les emplois se dénichent sur un marché » du travail. Que les écarts de revenus éloignent sans cesse les plus pauvres des plus riches. « Bref, que la lutte des classes a repris, juge un observateur.

Mais, curieusement, elle a été relancée par les capitalistes eux-mêmes.

Dans l'opacité... Qui sait réellement ce que recouvrent les normes de Maastricht, la mondialisation de l'économie ou la globalisation des marchés ?

Le fonctionnement de la justice reflète d'ailleurs la modification des équilibres entre le patronat et les syndicats sur le terrain et ce, depuis le milieu des années 80. Avant, les conflits collectifs du travail généraient des concertations ou des conciliations.

A partir de 1985, certains patrons ont commencé à porter ces conflits - des grèves, en fait devant les tribunaux, civils en particulier.

Résultat ? Des grèves brisées par la justice... Le mécanisme est simple : quand des syndicalistes installent un piquet de grève devant leur entreprise et empêchent l'activité de se poursuivre, le patron mécontent introduit une requête unilatérale devant le tribunal pour demander la protection du droit au travail des ouvriers ou employés non grévistes.

Le plus souvent, l'ordonnance du tribunal réaffirme le droit au travail de ces derniers et impose une astreinte

(Parfois jusqu'à 100 000 francs par jour et par gréviste !)aux membres du piquet de grève. Gendarmerie et huissiers à l'appui. Dans ces conditions, beaucoup de travailleurs perdent confiance dans les tribunaux. Et crient à l'injustice. Au manque de justice sociale. A la « justice de classe ».

A en croire François Martou, les mouvements sociaux peuvent apprendre beaucoup des événements actuels.

Et notamment ceci L'action syndicale vue par le travailleur n'est pas limitée à ses intérêts catégoriels. Il est également un consommateur, sans doute un père de famille, peut-être le mari d'une femme passionnée par le mouvement féministe ou active dans un comité de quartier. Le syndicat se doit d'être une organisation de travailleurs dans tous les domaines de leur vie. » Sans être oppressante...

Reste un ultime paradoxe : le mouvement populaire actuel défend une certaine éthique, fondée notamment sur la vérité, sur la transparence de l'État, sur l'écoute des gens. Contre la corruption, aussi. Mais, l'an dernier, la fraude fiscale a dû représenter 400 ou 500 milliards de francs. Or elle est l'oeuvre de pratiquement toute la population. Miroir, mon beau miroir...

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Les politiques ont peur

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 23

Y aller, oui ou non ? Dans les jours qui ont précédé la « marche blanche », cette question pourtant toute simple - a dû tracasser pas mal d'hommes et de femmes politiques. Un piège.

Etre taxé de « récupérateur ». Ou se voir reprocher une peu glorieuse indifférence.

Angoissés, beaucoup n'y ont pas été. Collégialement, les membres du gouvernement Dehaene ont préféré s'abstenir. Dans les partis politiques, on a « conseillé d'être discret. Ce qui n'a pas empêché certaines personnalités en vue de défiler. Mais noyées dans une foule très compacte dimanche, les médias audiovisuels n'ont eu d'intérêt que pour cette jeune femme « ordinaire », tout de blanc vêtue, ce bambin assoupi dans un landau ou son papa, heureux d'être là.

Divisé depuis les violences du dernier pèlerinage de l'Yser, même le Vlaams Blok a renoncé à utiliser l'événement. Nul doute que les « blokkers » auraient subi le même sort que les quelques militants du Parti du travail de Belgique (PTB), pris à partie par la foule pour tenter de distribuer ces pamphlets.

Sur les plateaux de télévision, face aux familles des victimes, le monde politique ne peut cacher un profond malaise.

«Personne n'ose entamer un débat critique avec les parents, analyse Guy Haarscher, professeur de philosophie à l'ULB. Les politiques sentent qu'ils sont en train de se faire fouetter - même si c'est injuste - et ils n'arrivent pas à trouver le ton juste pour répondre. C'est pénible pour eux. »

Mais ils seront toujours en difficulté face à un leader charismatique comme Gino Russo, qui a le respect de la population et acquiert une dimension morale.»

Pour redresser la tête, la classe politique devra répondre aux énormes attentes de ces nouveaux justiciers, porte-parole du peuple.

Derrière Jean-Luc Dehaene, elle promet d'agir. Mais pourra-t-elle ne pas décevoir ?

Ph. E.

Nabela la sage («Le Vif l’express» 25 octobre 1996 pg 20 et 21)


Nabela la sage

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 20 et 21

Inconnue jusqu'en septembre, Nabela Benaïssa a pris sa place au premier rang des parents d'enfants disparus. Au nom de Loubna, sa petite soeur disparue

> Marie-Cécile Royen

Sous son foulard blanc, elle a le visage sévère. Mais, au naturel, Nabela Benaïssa, 18 ans, est une jolie fille, vive, chaleureuse, très sûre d'elle-même. Une petite Bruxelloise comme il en existe des milliers. Une petite Bruxelloise qui stupéfie le pays par son calme, son intelligence politique et sa détermination. Lorsque, après l'annonce du dessaisissement du juge Jean-Marc Connerotte, la foule s'est emportée, sur les marches du palais de justice de Bruxelles, c'est elle qui, munie d'un mégaphone, a calmé l'émeute naissante. Sans qu'on puisse deviner à quelpoint, au fond d'elle-même, elle était bouleversée. Lorsqu'enfin est venu le dimanche de la « marche blanche », la façade trop lisse s'est craquelée, dévoilant une tendresse inconsolable. « C'est l'histoire d'un petit oiseau... » Jusqu'aux funérailles de Julie et de Mélissa, les Benaïssa se sont battus seuls, ou à peu près. Pendant des mois, Lahssen, le père, a arpenté la capitale dans tous les sens pour apposer aux vitrines des commerçants la photo de sa dernière fille, Loubna, 9 ans et demi, disparue inexplicablement le 5 août 1992.

Spontanément, celle-ci s'était proposée pour aller chercher les deux pots de yaourt qu'elle et sa soeur, Nabela, avaient oublié d'acheter à la supérette voisine. Loubna, en principe, n'en avait que pour quelques

minutes. « Partis à sa rencontre, raconte Nabela, nous ne l'avons pas trouvée. Nous sommes revenus à la maison réveiller notre père, qui travaillait la nuit au nettoyage des trains. Il a refait le chemin parcouru et tous les environs en interrogeant les voisins. Sans succès. » Lahssen, 40 ans, et Habiba, 37 ans, sont arrivés très jeunes de Tanger, au nord du Maroc, pour travailler en Belgique. Lui, dans le bâtiment. Elle, à la maison, élevant une famille qui ne cesse de s'agrandir : 3 filles et 5 garçons en quatorze ans. Ni l'un ni l'autre n'a le temps d'améliorer ses connaissances en français. Lorsque Loubna disparaît, ils se retrouvent démunis, sans appuis ni repères. Assis à côté de son aînée, dans le salon familial, Lahssen lui rappelle, en arabe :

« Au commissariat, on a dû faire la file comme si on avait perdu un portefeuille. »

Moins d'un mois et demi après la disparition de la petite fille, l'enquête est virtuellement clôturée. Mais y a-t-il eu vraiment enquête ? Aucun juge d'instruction n'a été nommé, des investigations sont restées en l'air, des témoins n'ont pas été entendus, des analyses élémentaires négligées... La litanie habituelle des parents d'enfants disparus. « Après s'être assurés que Loubna ne se trouvait pas dans un hôpital de la ville, raconte Nabela, les policiers d'Ixelles ont encore laissé s'écouler quarante-huit heures, parce que c'était comme cela à l'époque.

Puis, il y a eu le week-end : tout s'est arrêté. Encore quarante-huit heures de perdues. Lundi, nous nous sommes adressés à la gendarmerie, qui n'était au courant de rien, et qui a entamé des fouilles dans le quartier. De mercredi à lundi, vous voyez la distance qu'on peut parcourir en toute impunité !

Bien qu'isolé, Lahssen ne baisse pas les bras. Il colle des affiches, fait le siège des journaux, de la télévision, de Perdu de vue à TF 1. Pour un maigre résultat : venu exprès à Paris, au siège de la première chaîne, il s'entend dire qu'il faut ressortir et retéléphoner de l'extérieur avant d'être reçu. En 1996, le sort de la petite Loubna n'intéresse toujours pas TF 1.

Pendant quatre ans, la famille vit son drame silencieusement. Finies les vacances au Maroc et les joyeuses retrouvailles avec la famille, ponctuées de fêtes incessantes. Ils n'y retournent que cet été, uniquement pour voir les grands-parents. La blessure ne s'est jamais refermée sur l'absente. « Si elle revenait demain, elle retrouverait exactement sa place », dit Nabela, les yeux brillants.

Avec les autres parents, le courant passe immédiatement. « C'est en regardant à la télévision les funérailles de Julie et de Métissa que nous avons senti que notre place était aux côtés des autres parents d'enfants disparus », se souvient-elle. Et de fait : ils y seront pour les enterrements de An et d'Eefje, à Hasselt. La mère et la fille, voilées de blanc immaculé, font sensation. Comme un symbole de cette Belgique unie, multiculturelle, transcendant tous les clivages, qui émerge de ces semaines fatales. Le pays apprend à connaître une jeune fille à l'élocution précise, presque précieuse, qui garde la tête froide après la décision de la Cour de cassation. Une institution que son prof d'histoire, Louise Destrain, lui demande de présenter au cours, une fois revenue dans sa classe de rhéto à l'Institut Madeleine Jacquemotte, à Ixelles. A la grande surprise d'un nouvel élève, qui n'avait pas fait le rapprochement entre la Nabela Benaïssa de la télévision et sa camarade de classe. Car, avant de franchir la porte de l'école, la jeune fille ôte son foulard : l'école, qui appartient au réseau de la Communauté française, en interdit le port. Sans être le leader de sa classe (au contraire de sa jeune soeur, déléguée des élèves), Nabela a une forte personnalité. Cela n'a pas échappé à sa prof d'histoire, qui l'a prise sous son aile et lui permet e concilier ses prestations publiques et ses obligations scolaires. Intelligente et posée, l'aînée de la famille Benaïssa manifeste ouverture d'esprit et sensibilité. Le rêve, pour un prof d'histoire qui enseigne ces valeurs dans une école multiculturelle où se côtoient 38 nationalités différentes.

Sans le savoir, Nabela est devenue une réclame vivante pour le système éducatif belge. « Dans ce pays où tout paraît menacé, relève le constitutionnaliste Marc Uyttendaele (ULB), qui l'a croisée sur un plateau de télévision, elle nous offre une extraordinaire démonstration de synthèse humaniste. » Nabela redonne également courage et fierté aux musulmans. Son foulard, elle le porte par conviction, sans être sous la coupe des Frères musulmans.

Grâce à quoi, elle peut s'aventurer la tête haute dans l'espace public, assurée de l'appui de son père. Un père, jeune encore, qui pousse sa fille à se développer humainement et intellectuellement. En souvenir de Loubna : car, aujourd'hui, c'est elle qui se bat à sa place. Pour élucider, peut-être, le mystère de la disparition de sa petite soeur.

Mais, surtout, pour empêcher que de tels drames se reproduisent. Il n'a pas fallu attendre les événements de cet été pour que Nabela se passionne pour la chose publique. En début d'année, elle a obtenu le maximum pour sa première interro. Thème : la Révolution belge de 1830.

Et le lendemain («Le Vif l’express» 25 octobre 1996 pg 18)


Et le lendemain

> Guy Haarscher

Professeur de philosophie à l'Université libre de Bruxelles

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 18

Si l'on arrive à introduire dans le monde un peu des exigences exprimé dimanche, ce serait une rupture considérable avec l'acceptation résignée des pratiques qui ont eu cours jusqu'ici.

C'était une belle démonstration de calme et de dignité. On aurait pu craindre le pire : l'exacerbation de l'excitation populaire, ou la récupération par les extrêmes. II n'en a rien été, grâce aux participants et d'abord aux familles des enfants disparues. Dimanche, trois barrières sont tombées. La barrière linguistique : tous les manifestants,flamands et francophones, se sont trouvés confondus dans une cause unique ; la barrière ethnique : la stature prise par la soeur de Loubna Benaïssa l'a rendue capable de ramener le calme grâce à une parole qui vaut toutes les leçons d'intégration et de lutte contre le racisme ; la barrière entre le peuple et l'État : ce n'est pas une masse effrayante et irrationnelle qui a déferlé dans les rues de Bruxelles, mais un ensemble de citoyens qui ont rappelé calmement (et d'autant plus fermement) à l'État ses missions premières. C'était une belle image de la Belgique, corrigeant aux yeux des observateurs étrangers la conception tronquée d'un pays sans loi, livré aux mafias,prêt à l'insurrection.

Certes, une telle manifestation de moralité populaire est par nature éphémère.

On peut craindre une récupération lente, l'absorption douce des revendications par le système politique, le découragement et la lassitude.

On peut imaginer un scénario encore plus noir l'explosion de la fureur populaire dans le cas où aucun résultat n'apparaîtrait, les parents ne conservant dès lors pas longtemps l'énorme capital de crédibilité dont ils usent si sagement et si démocratiquement.

Alors, des leaders infiniment moins respectables s'empareraient du mouvement et le feraient dégénérer. Le pire côtoie ici le meilleur, et l'on entend aussi des cris de haine, aujourd'hui temporairement assourdis. Certains voudront que des têtes tombent, d'autres continueront à injurier les avocats des inculpés, ou demanderont le retour à l'ordre moral, trou noir capable d'absorber la libération sexuelle, d'anéantir l'idéal d'un libre accord des désirs entre adultes, c'est-à-dire faut-il le rappeler en ces temps d'amalgame et de « politiquement correct » ? - rigoureusement le contraire des horreurs de l'exploitation sexuelle. Enfin, une troisième piste est imaginable : une pression citoyenne continue produirait de réels résultats, la Belgique devenant le laboratoire modèle des démocraties en voie de renouveau.

Ce pays n'est bien entendu ni une terre mafieuse ni un paradis terrestre composé de citoyens vertueux. La force de leaders charismatiques tels que les parents propulsés soudainement à la tête d'un mouvement qu'ils ont voulu moral, c'est leur « amateurisme » : ils sont étrangers au monde des professionnels de la politique ; ils ne proposent pas de solutions simplistes et donc séduisantes, mais posent, à partir de leur terrible expérience, des questions insistantes qui interpellent tout citoyen.

Les événements de ces derniers mois sont en vérité susceptibles d'engendrer deux illusions symétriques. On pourrait d'abord considérer le drame des enfants victimes de la pédophilie isolément : il faudrait trouver les coupables, sanctionner les manquements flagrants de l'enquête, réformer la procédure des libérations conditionnelles, donner aux proches des victimes le droit à l'expression, à l'information et à l'écoute. L'entreprise serait déjà titanesque, mais il est peu probable que son éventuel succès puisse à lui seul rétablir la crédibilité de l'État.

L'attitude inverse consisterait à prendre en considération de façon précipitée et naïve le reste de ce qui se dit » dans les gestes quotidiens de solidarité et de colère. On injecterait dans un tel melting-pot l'appartenance des parents Russo et Lejeune à la classe ouvrière (comme si le statut social de l'enfant victime faisait une quelconque différence), l'argent roi des circuits pédophiliques, la crise sociale. Le mouvement se verrait alors rapidement récupéré par des idéologies non démocratiques, et l'État assimilé à la pourriture. Ce populisme fourre-tout ébranlerait les institutions au profit d'un néo-fascisme ou d'un gauchisme n'ayant décidément pas encore guéri de ce que Lénine appelait jadis la « maladie infantile du communisme ».

Le politique ne pourra que décevoir les attentes populaires exprimées avec tant d'insistance ce dimanche. La vie quotidienne est prosaïque, et la culture belge du compromis prépare mal les dirigeants à affronter des demandes de type moral.

Mais la balle est également dans le camp des citoyens ordinaires : si leur maturité exemplaire pouvait résister au désenchantement inévitable et à la décourageante complexité des solutions possibles, nécessairement insatisfaisantes au regard des demandes morales les plus élevées, si l'on arrivait à introduire dans la prose du monde un peu des exigences exprimées dimanche, alors la marche blanche aurait rétrospectivement signifié une rupture symbolique considérable avec l'acceptation résignée des pratiques qui ont eu cours jusqu'ici.

Enquête à l’américaine( «Le Vif l’express» 25 octobre 1996 pg 16 à 17)


Enquête à l’américaine

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 16 à 17

Les caméras de télévision seront braquées, pendant trois mois, sur la commission parlementaire chargée d'enquêter sur « ….la manière dont l'enquête a été menée dans l'affaire Dutroux-Nihoul et consorts »

> Marie-Cécile Royen

« Monsieur Dutroux ne semble plus intéresser personne ! » Provocante, la formule est de Didier Reynders, chef de groupe PRL à la Chambre et vice-président des libéraux francophones. Elle peut être mise sur le compte d'une amertume personnelle. Son groupe, depuis l'éclatement de l'affaire, a été le véritable aiguillon de la réaction parlementaire, mais il a été écarté du bureau de la commission d'enquête. Et lui-même, qui a formé un tandem performant avec son homologue flamand Patrick Dewael, en a été tout simplement exclu à cause de ses attaches familiales dans la magistrature liégeoise.

Pourtant, Reynders n'a pas tout à fait tort. Si les travaux de la commission d'enquête sont à l'image de ce qu'on a déjà vu et entendu à la Chambre et au Sénat, l'exercice risque de prendre la forme d'un duel

justice-gendarmerie, qui éclipsera l'« enquête sur l'enquête ». Et dédouanera le gouvernement de ses responsabilités politiques, que Reynders souligne à grands traits rageurs « La majorité actuelle est en place depuis neuf ans, elle aurait déjà eu tout le temps de réformer la justice et les services de police. »

L'Écolo Vincent Decroly, qui fait partie de cette commission tant convoitée, espère que la rivalité justice-gendarmerie servira de levier à la manifestation de la vérité. Avec l'aide des parents de victimes, qui seront entendus ces vendredi, samedi et dimanche. Ils exerceront, avant la clôture de l'enquête, dans trois mois, une sorte de « contrôle de qualité ».

Autojustifications

Pourquoi Julie et Mélissa, An et Eefje n'ont-elles pas été délivrées à temps alors que, dès la fin du mois d'août 1995, le nom de Marc Dutroux sortait déjà, dans les fichiers de la gendarmerie, comme celui du principal suspect ? Pourquoi le parquet de Charleroi, avec tout ce qu'il savait de Dutroux, n'a-t-il pas donné l'alerte à Liège ?

Pourquoi, enfin, Martine Doutrèwe, juge d'instruction liégeoise, a-t-elle lancé tardivement ses premiers devoirs d'enquête ?

Jusqu'à présent, cette dernière, tenue par le devoir de réserve, n'a pas répondu aux attaques, parfois en dessous de la ceinture, dont elle a fait l'objet de la part du comité P, la police des polices ». La gendarmerie, elle, s'est amnistiée du reproche de rétention d'information formulé par Anne Thily, procureur général de Liège. Laquelle a « expédié » en quelques lignes le déroulement de l'enquête à Liège.

Quant a Jacques Velu, dont le rapport doit encore être complété par celui d'Eliane Liekendael, qui lui a succédé comme procureur général de la Cour de cassation, il passe l'éponge sur les manquements du parquet de Charleroi. Le procureur général de Gand,lui, reste évasif sur les lacunes de l'enquête brugeoise après la disparition d'An et d'Eefje.

Bref, la Chambre est le dernier endroit où la vérité pourra se faire jour, au moyen de débats publics, contradictoires et réalisés sous serment. A cet égard, le voeu d'Herman De Croo, président du VLD, qui avait réclamé une commission d'enquête à l'américaine, dotée des pouvoirs d'un juge d'instruction et travaillant sous les feux des caméras, est exaucé.

La RTBF a décidé de retransmettre en temps réel les auditions de la commission Verwilghen (du nom de son président, Marc Verwilghen, député libéral flamand, ex-président de la commission justice de la Chambre) durant toute la durée de ses travaux. Pas seulement le témoignage, très attendu, des parents Russo et Lejeune, mais également les confrontations hautement sulfureuses entre des chefs de corps qui n'ont cessé de s'adresser les accusations les plus graves par rapports interposés.

Le travail des parlementaires n'est pas simple. Jusqu'à présent, ils n'avaient pu consulter ces rapports que dans des conditions totalement absurdes (quelques heures par jour, sous la surveillance d'un fonctionnaire). Aujourd'hui, ils doivent très rapidement en dresser un tableau synoptique, y déceler les incohérences, les contradictions et les lacunes, réinterroger les protagonistes et faire monter » de nouveaux témoins. Il y aura du travail tandis que l'enquête sur la disparition de Julie et de Mélissa patinait, le « milieu » carolo bruissait de rumeurs à propos de Dutroux, dont au moins un gendarme a été averti à plusieurs reprises. Cela ne figure dans aucun rapport.

Il serait souhaitable de se doter d'une législation sur les repentis, soutient Didier Reynders, pour que des personnes qui s'exprimeraient sans l'aval de leur hiérarchie ne puissent pas être sanctionnées. »

Une précaution qui ne sera pas inutile : en effet, un officier de gendarmerie, membre du BCR (Bureau central de recherches), a déjà été muté et voit sa carrière compromise depuis qu'il a pris des contacts extérieurs pour dénoncer le fonctionnement de ce service.

Mais, en attendant, Vincent Decroly suggère qu'on fasse appel à la technique qui a déjà été utilisée, dans l'affaire Agusta, pour protéger un témoin anonyme » qui s'est révélé être, par la suite, Philippe Moureaux.

Un haut magistrat, en l'occurrence Francis Fischer, conseiller à la Cour de cassation, avait « certifié » son témoignage, qui avait été ensuite transmis à la commission spéciale des poursuites de la Chambre.

Que faut-il attendre de cette commission d'enquête, alors que le Premier ministre a annoncé une batterie de mesures correctives et défini un calendrier serré, en même temps qu'il annonçait d'ores et déjà des sanctions (lire ci-contre) ? Son champ d'action est vaste : mettre au jour les dysfonctionnements dont tout le monde se doute et qui avaient déjà été dénoncés lors des précédentes enquêtes parlementaires sur les tueries du Brabant wallon et la traite des êtres humains, relever les fautes professionnelles commises par des magistrats ou des enquêteurs dans l'exercice de leur métier et révéler les « protections » dont auraient joui les criminels et qui seraient susceptibles de faire l'objet de poursuites pénales. Les chamailleries du début seront vite oubliées si les parlementaires sont aussi incisifs qu'ils l'ont promis.

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Les quatre promesses

Lors de sa rencontre avec les familles des enfants disparus, le Premier ministre a pris un quadruple engagement.

1_ Donner tous les moyens à la justice pour que l'enquête de Neufchateau aille jusqu'au bout. Cela va de soi, mais tellement mieux en le disant. L'exécutif n'a, en principe, pas de prise sur une enquête judiciaire. Mais la méfiance est telle...

2_ Sanctionner les fautes commises. Mais celles-ci doivent d'abord être identifiées : c'est le travail de l'« enquête sur l'enquête ». Celle-ci se déroule au Parlement, mais également dans les cabinets des ministres de la justice et de l'Intérieur qui se livrent à leurs propres analyses sur la base des rapports déjà remis. Question : qui tirera le premier ? Les réponses sont encore floues. Elles dépendent, en grande partie, de la nervosité de l'opinion publique. Après le succès pacifique de la « marche blanche », la nécessité de faire « tomber des têtes » n'a peut-être plus le même caractère d'urgence. Les sanctions les plus graves - destitution d'un magistrat, démission d'office pour un membre de la PJ ou un gendarme - sont prises par leur ministre de tutelle, celui de la Justice pour les premiers, de l'Intérieur pour le second.

3_ Réviser l'article 151 de la Constitution afin de mettre fin à la politisation des promotions dans la magistrature. PS et CVP veulent éviter les cooptations au sein de la magistrature.

4_ Réunir, avant la fin de l'année (et au plus tard début décembre) des ministres qui débattront au finish d'une série de réformes relatives à la justice : accès des victimes au dossier répressif, création de tribunaux d'exécution des peines et adaptation de la loi relative à la libération conditionnelle.

Ce « spécial justice » décidera également des modalités de l'installation, à Bruxelles, d'une réplique européenne du « Center for Missing and Exploited Children », d'Arlington (Virginie).

L'immense attente ( Suite aux pages 14 et 15)


L’immense attente

Pages 14 et 15 :

………est fortement sollicitée par les médias et elle en impose par sa facilité d'élocution. » Sur les plateaux de télévision, le calme et l'aisance de Gino Russo font également mouche. Le cliché classique de l'ouvrier en prend un coup.

Bref, à travers eux, le peuple tient sa revanche. « Il prouve sa légitimité », commente Marion. Mieux : en s'identifiant à un procureur de province, Michel Bourlet, sorte de « chêne séculaire des Ardennes », personnage bourru au négligé décontracté et aux déclarations à l'emporte-pièce ah, le fameux « si on me laisse faire » ! -, les gens se prennent à jouer les incorruptibles. Résultat, le lundi 14 octobre, quand la Cour de cassation rend son arrêt, c'est une bonne partie de la Belgique qui se sent dessaisie. Connerotte devient la métaphore du désarroi que les gens éprouvent face à une justice perçue comme hautaine et méprisante », ajoute Laurence Mundschau, assistante de recherche à l'ORM. Le sacro-saint compromis à la belge, qui maintient l'enquête à Neufchâteau, ne suffit pas à convaincre.

A Bruxelles et en Wallonie, les « compagnons » de Gino, les ouvriers rejoints par les employés des services publics, sont les premiers à débrayer (lire également en page 22). En Flandre, ce sont les étudiants de l'âge d'An et d'Eefje qui chahutent les palais de justice. Partout, on distribue des spaghettis. Accolés à la tragédie des enfants disparus, ils incarnent le surréalisme à la belge.

Fait inusité, pour exprimer une réaction de détresse, les contestataires ont recours aux armes classiques du conflit social. Devant le siège d'une banque, un gréviste explique : « Ce n'est pas seulement la justice qui est en cause, mais la société de l'argent. Un monde où on marchande des enfants et où les profits de ce trafic circulent de banque en banque sans le moindre contrôle. »

Pour Jacques Yerna, ancien syndicaliste de la FGTB, c'est clair : l'indignation s'est exprimée parce qu'elle s'inscrit dans un contexte particulier, dominé par le spectre de Maastricht et la mondialisation de l'économie. Depuis bientôt un quart de siècle, les perspectives socio-économiques s'assombrissent. « Au gré des budgets d'austérité, les Belges se sont rendu compte de l'importance de l'endettement de l'Etat qui pèse plus lourdement sur les travailleurs et les plus démunis que sur les riches, explique cette figure du mouvement populaire wallon. Cette prise de conscience de l'injustice d'un système coïncide avec un climat d'affaires (Inusop, Agusta, etc). Le politique et la justice vacillent sur leurs fondations. Or les travailleurs sont naturellement les premiers défenseurs de la démocratie. Une fois de plus, une grande lutte aura été portée par la société civile et le monde associatif, en dehors des institutions. Comme l'écologie, le mouvement féministe... »

Crise de régime?

Au mépris des règles de droit ? Les pompiers qui aspergent d'eau la façade du Palais de justice n'en disent-ils pas long sur la suspicion qui menace les institutions ? Tout comme l'atmosphère de lynchage qui pousse désormais certains avocats à dissimuler leur toge au sortir des audiences. « Au contraire, je perçois une formidable frustration, à la mesure de la confiance engagée dans nos institutions, affirme Jean Ladrière, professeur émérite de philosophie à l'UCL. L'affaire Dutroux a agi comme un électrochoc. Il y a toujours eu des disparitions de gosses, mais, soudain, tous les Belges ont senti leurs enfants en danger.

Dès le départ, Connerotte et Bourlet ont cristallisé la confiance que les gens placent en la justice pour enrayer l'insécurité. » Et puis, il a suffi qu'un avocat mette en doute l'impartialité du juge, pour que la machine s'emballe. « Soucieuse de garantir un procès équitable et par peur des dérives, la Cour de cassation a appliqué scrupuleusement la loi, observe le philosophe. Mais les gens n'ont pas compris que des règles formalistes puissent prendre le pas sur le fond de l'affaire. Et qu'un juge qui a fait preuve d'attachement à des valeurs soit dessaisi. La crise est en effet davantage morale, affirme Ladrière. Face à une argumentation esthético-aristocratique qui voudrait justifier les relations sexuelles avec les enfants, comme l'écrivain français Gabriel Matzneff le fait publiquement, il y a une réaction élémentaire de la population. » Pour ne pas transgresser un tabou, en quelque sorte, sans lequel il n'y aurait plus de civilisation.

Montagne de fleurs à la gare du Midi où ont été affichés les noms des enfants disparus, cierges sur les marches du Palais de justice. « En définitive, c'est avec la mort du roi Baudouin que la mobilisation actuelle a le plus de points communs, analyse Paul Wynants, professeur d'histoire politique aux facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur (FUNDP). La Question royale, la guerre scolaire ou les grèves de 1960 ont, à chaque fois, réactivé les clivages communautaires, philosophiques, religieux ou socio-économiques. Ce qui n'est pas le cas ici. »

Dans les années 80, les manifestations antimissiles ont surtout rallié les jeunes et les Flamands. Les grèves des enseignants n'ont pas dépassé le cadre de la communauté éducative.

En revanche, en 1993, l'émotion qui a touché davantage l'ensemble des milieux sociaux a eu une ampleur fort comparable aux événements actuels, poursuit l'historien.

Elle s'exprime alors par un deuil collectif, lié à la disparition du père. Parallèlement, les Belges pleurent aujourd'hui leurs enfants. » A la reine blanche » a aussi succédé la « marche blanche ». « Couleur de l'espoir et de la paix, le blanc ne peut être récupéré par aucun parti politique », note Wynants.

En outre, dans les deux cas, le professeur des facultés namuroises relève un sentiment confus de menace

C'est désormais la crainte que l'enfant devienne une marchandise, poursuit-il. A la mort de Baudouin, beaucoup ont redouté l'éclatement du pays. Indirectement, l'adulation du roi - tout comme l'engouement actuel pour les parents - va parfois de pair avec le procès fait aux politiciens. »

Entre-temps, toutefois, l'expression populaire s'est amplifiée. « Sans doute en raison de la suffisance du monde judiciaire qui, bien plus que le politique, paraît imperméable aux attentes des gens, soutient Wynants.

Retards, efficacité relative, insatisfaction de beaucoup de justiciables...

Depuis longtemps, il y a un écart énorme entre la valeur "justice", telle que se la représentent les gens, et la machine qui est censée l'incarner. »

Le 14 octobre dernier, ce malaise a culminé en un profond ressentiment. Deux poids, deux mesures : on dessaisit le juge Connerotte, alors qu'on recherche toujours les responsables de dysfonctionnements patents et bien plus graves, pensent les gens.

Depuis les tueries du Brabant wallon, ils ont l'impression de vivre dans un pays déliquescent, incapable d'assurer des fonctions élémentaires comme la sécurité, poursuit l'historien. Certains ont acquis la conviction qu'il n'y a de correction majeure qu'après une crise. Pour la sécurité dans les stades de football, n'a-t-il pas fallu le drame du Heysel ?

Pour le financement public des partis, n'a t-on pas attendu les affaires Inusop et Agusta ? Cela a incité les gens à frapper fort et à répondre massivement à l'appel des parents qu'ils ont institués en nouveaux porte-parole. » Les représentants traditionnels du corps social ont en effet perdu de leur légitimité. Le politique est englué dans les difficultés budgétaires.

Quant aux partenaires sociaux, ils sont pris à contre-pied par des questions qu'ils maîtrisent mal. Les autorités morales, enfin, sont tout aussi absentes. En perte de vitesse, l'Église répugne à aborder un sujet tabou pour lequel plusieurs ecclésiastiques ont été mis en cause.

Après le choc

Le creux de la vague me semble toutefois derrière nous », avance Wynants. Références morales pour beaucoup, les parents des victimes ont calmé le jeu. Ils ont accepté le dessaisissement et ont lancé maints appels à la sérénité. « En fin de compte, les institutions ont plus ou moins bien encaissé le choc, pense l'historien. Dès le début, Stefaan De Clerck a trouvé les mots justes. Les interventions du roi et du Premier ministre ont été plus tardives, mais appréciées. »

Certes, un tel mouvement s'accompagne, chez certains, de jugements sommaires. Il charrie aussi des mythes, comme celui du complot général. « Mais le bilan est globalement positif, poursuit le professeur. Les gens ont exprimé leur volonté d'être acteurs. La "marche blanche" n'a pas été récupérée par les partis extrémistes. » Un nouveau dialogue entre le politique et les citoyens s'est ébauché, mettant à l'avant-plan des valeurs éthiques plutôt que des intérêts catégoriels. De nouveaux liens sociaux se sont tissés, notamment entre les Belges et les étrangers.

« Si la population comprend qu'elle doit réinvestir l'État, plutôt que de le laisser aller à vau-l'eau,

le thème de la nouvelle citoyenneté peut devenir réalité », conclut Wynants.

Alors, Julie, Mélissa, An et Eefje ne seront peut-être pas mortes pour rien.

L’immense attente(«Le Vif l’express» 25 octobre 1996 pg 12 à 15)


L’immense attente

« Le Vif l’express » du vendredi 25 octobre 1996 pages 12 à 15

Pages 12 et 13 :

Il aura fallu attendre la révolte des parents d'enfants martyrs et un gigantesque mouvement populaire pour que le monde s'intéresse de nouveau aux problèmes de société

>Dorothée Klein

« Si on ne se mobilise pas pour ça, je ne sais pas où on va. » Élisabeth (78 ans) est venue de Chastre (Brabant wallon) avec son siège pliant et son parapluie pour rejoindre la «marche blanche» organisée, dimanche dernier à Bruxelles, par les parents des enfants victimes. Avec la même émotion que lors de la mort du roi Baudouin douze heures d'attente, debout, pour entrer dans la chapelle ardente - et la même détermination que pour la marche contre le séparatisme (1993). On n'avait sans doute jamais vu autant de grand-mères à une manifestation. Aux côtés de leurs enfants et petits enfants.

On défile en « blanc de travail », comme ce peintre en bâtiment. Ou comme cet étudiant en médecine qui a scotché des photos d'enfants du tiers-monde au dos de sa blouse. Les foulards des scouts se mêlent à ceux des jeunes musulmanes. On vient en effet de tous les horizons. Ignorant que l'on côtoie peut-être les « filles de joie » de ce boui-boui de Lonzée (près de Gembloux),dont les vitrines ont été barrées d'une affiche :

« Nous manifestons aussi ».

On soutient ainsi « des parents qui se battent depuis tant de temps ». On cherche aussi à exorciser ses peurs.

Dominique, membre de l'ASBL « Marc et Corinne », emmène derrière elle une dizaine de gosses de l'école Notre-Dame de Fleurus : « A la sortie, on a renforcé la sécurité, explique-t-elle. Tous les élèves passent devant une institutrice qui s'assure qu'un parent les attend. » On tente parfois de se libérer de souvenirs douloureux : c'est le cas de cette dame de 57 ans, abusée quand elle était enfant et qui commence seulement a pouvoir en parler. Enfin, on est aussi venu, comme Jean-Pierre (49 ans,directeur d'hôpital), pour « participer à une expression populaire» que l'on sent confusément importante.

Avec ses quelque 300 000 participants, la « marche des enfants, des papas et des mamans », comme l'a dit, à son démarrage, Marie-Noëlle Bouzet, la mère d'Élisabeth Brichet, disparue de Saint-Servais (Namur) en

1989, a été l'apothéose d'une semaine sous haute tension, après l'arrêt de la Cour de cassation dessaisissant le juge Jean-Marc Connerotte des dossiers à charge de Marc Dutroux et de ses complices. Comment un fait divers » a-t-il pu déboucher sur un émoi national qu'on n'avait plus connu depuis la Question royale, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale ?

Ni notables ni langue de bois

Dès le départ, les gens se reconnaissent dans le combat des Lejeune et des Russo, qui est un peu celui de

David contre Goliath. Les deux couples sont des gens simples. Ils se présentent avant tout comme des parents, ce qui parle à tout le monde.

Avec naturel et spontanéité, ils disent tout haut ce que beaucoup pensent tout bas.

Pourtant, l'image que Nabela Benaïssa et Gino Russo donnent de l'immigration rompt avec les stéréos types habituels. «Pour la plupart des Belges, le voile est le symbole du silence imposé aux femmes, relève Philippe Marion, professeur à l'Observatoire du récit médiatique (ORM) de l'UCL. Or la soeur de Loubna (lire également en page 20)

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